Amazighité et production culturelle
Plublié in
Usages de l'identité Amazighe au Maroc (édité. par H. Rachik)
Imprimerie Najah El-Jadida, Casablanca 2006, pp. 94 – 127.
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AMAZIGHITE ET PRODUCTION CULTURELLE
Abderrahmane Lakhsassi
Awal nnex ad ax igan, igh immut nemmut
(C'est la langue Amazigh qui est notre essence,
si elle meurt, avec elle nous mourrons)
Azayku
Réfléchir sur un thème d'actualité tel que "Usages idéologiques et politiques de l'identité berbère au Maroc" est certes aussi bien urgent que nécessaire. Mais partir d'un tel postulat risque de nous induire à ne voir dans la production culturelle Amazigh que manipulation et tripotage idéologique. Il est par conséquent impératif de séparer celle-ci de son usage idéologico-politique pour ne pas tomber dans un tout autre piège idéologique que l'utilisation d'un patrimoine à des fins politiques. Le mouvement culturel Amazigh (dorénavant MCA) au Maghreb – il faut se presser de le dire - est, dans son essence, avant tout culturaliste. Que ce soit en Algérie ou au Maroc, le passage au politique est l'apanage des éléments déjà inscrits dans une mouvance politique avant que ces même acteurs se rendent compte de la portée que peut avoir la question «berbère » dans leur projet. (1) Durant les années 1970, de jeunes marocains habités par la problématique identitaire qui entendaient inscrire «la question berbère » dans le programme politique des partis de gauche où ils militaient ont promptement vu leurs espoirs s'envoler. Le fait que le mouvement kabyle en Algérie soit très tôt politisé et ait été très vite radicalisé a incité beaucoup de personnes à s'interroger sur la faible politisation du MCA marocain en comparaison avec son homologue voisin. Mais on oublie souvent que la revendication identitaire Amazigh en Algérie est d'abord l'œuvre de ce qu'on a appelé «la chaîne des instituteurs kabyles» qui avaient commencé dès le début du XXè siècle à investir le champ scientifique. Aussi le cas du MCA au Maroc n'est-il pas très différent. Avec la fondation de l'AMREC (Association Marocaine de Recherches et Echanges Culturels) qui a d'abord commencé dès le début des années 1970 à publier la revue Arraten (Documents) et une anthologie poétique «Imouzzar» (Cascades) avec des moyens de bord, on peut noter que la majorité de ses membres fondateurs sont aussi des enseignants issus d'un milieu modeste et récemment urbanisé, donc scolarisé. Il n'est donc pas étonnant que la revendication identitaire Amazigh au Maroc soit restée jusqu'ici principalement culturaliste même si ces dernières années – surtout depuis le Manifeste Amazigh (2000) - il est question de faire le pas vers le politique pur et dur. La création récente de l'IRCAM (Institut Royal pour la Culture Amazigh) avait-elle mis un frein à cette éventuelle alternative ? Seul le temps nous dira.
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A travers les liens primordiaux choisis tels que la langue et l'histoire collective partagée, les artistes, poètes et idéologues Amazigh ont réussi à mettre en relief la spécificité culturelle qui démarque l'Afrique du Nord du Machreq arabe en général. Il s'agirait ici de voir comment le moi collectif et en l'occurrence l'ethnicité Amazigh, se crée - et d'une façon progressive - dans la production littéraire et artistique et parallèlement à travers la construction de l'Autre. En effet, comme l'ethnicité n'est ni stable ni statique, mais plutôt négociable et changeable, on suivra dans cette production la façon avec laquelle le MCA a commencé chez certains poètes comme Albensir par le sentiment Achelhi pour finir chez d'autres artistes comme Tarrayst Fatem Tabaàmrant par la revendication d'appartenir à une entité linguistique plus large, l'Amazighité. (2) D'autre part, dans tout ses débuts, ce mouvement parle plus de la culture populaire – parce que la culture Amzigh en fait partie - et s'inscrit encore dans la sphère arabe (thème de la Palestine, du Liban…), mais par la suite on remarque que cette revendication s'estompera progressivement pour faire place à la culture Amazigh avec sa composante savante (exposition de manuscrits berbères par l'IRCAM au mois d'octobre 2003) qui se différencie de la culture arabo-islamique d'origine moyen-orientale. En fait, si dans les années 1960 certains anthropologues ont constaté qu'au Maroc la coutume est le fondement du mouvement berbère (Geertz 1973 : 263), il faut admettre qu'aujourd'hui on est loin de cet attachement primordial qui a dorénavant fait place plutôt à la langue comme «le nœud » de cette «Renaissance» culturelle. Pierre angulaire par excellence. Les expressions artistiques et littéraires qu'on va aborder éclaireraient à notre avis d'une façon éloquente ces différents passages.
Pour illustrer cette hypothèse, seuls trois genres artistiques seront ici examinés. Il est évident que d'autres expressions comme la chanson méritent une analyse à part entière. Nous nous sommes contentés d'en faire allusion par le fait qu'elle reste encore liée directement à la poésie quant à son message. Toujours est-il que notre tâche se limitera à suivre le processus de la problématique identitaire dans la production artistique (théâtre, film-vidéo et poésie) en focalisant plutôt sur les idées exprimées que sur leurs formes. Par conséquent, il ne s'agira ici ni de faire un travail sur la production artistique et littéraire en Amzigh en tant que telle, ni d'évaluer les pièces sélectionnées d'un point de vue esthétique. Si cette tâche mérite d'être entamée un jour par d'autres mieux placés que nous, notre travail consistera à y suivre avant tout les idées-forces concernant la notion identitaire Amazigh.
I. THEATRE
Immédiatement après 1956, on a vu dans les régions berbérophones un théâtre amateur en langue locale sous l'égide du mouvement national et en particulier le parti de l'Indépendance (Istiqlal) et le parti Constitutionnel (Shûra). Quelques années après, cette effervescence artistique a vite disparu sans laisser de trace positive sur l'essor de la langue ou de l'art dramatique berbère. L'objectif était bien entendu de faire passer des messages du parti aux couches populaires largement encore analphabètes à la veille de l'Indépendance. Le programme scolaire d'arabisation, mené à tambour battant par le parti de l'Istiqlal, ne pouvait pas prendre le risque de laisser ce théâtre en langue vernaculaire et surtout Amazigh se développer. D'ailleurs l'enseignement de l'arabe dialectal marocain et du berbère s'est vu très vite banni de l'école marocaine dans la même lancée par les mêmes forces politiques. Le pays est alors mis sur les rails du panarabisme moyen-oriental qui avait commencé à battre son plein immédiatement après 1958, date de la crise autour du canal de Suez.
La réapparition des troupes berbérophones, à partir de 1985, s'inscrit plutôt dans une prise de conscience de l'identité linguistique et culturelle déclenchée principalement par la première rencontre de l'Université d'été d'Agadir en 1980 qui n'est elle-même qu'un aboutissement d'un travail de longue haleine commencé dès la fin des années 1960. Seulement, les premières troupes de théâtre en Amazigh ne sont pas des créations ex nihilo. Elles se situent plutôt dans la continuité par conversion de troupes déjà sur place – ou du moins de leurs acteurs et réalisateurs. De même que les précurseurs du MCA marocain d'aujourd'hui se sont formés dans le syndicat estudiantin (UNEM) des années 1960, les premiers hommes de théâtre en Amazigh ont d'abord exercé leurs talents dans les seules structures dramatiques déjà en place : les associations théâtrales d'expression arabe en activités dans leurs régions telle que «Le Flambeau Culturel pour le Théâtre et la Musique d'Inezgane-Agadir ». C'est ainsi que certaines troupes se sont mises, non seulement à changer de langue, mais parfois aussi de thèmes. Parallèlement, d'autres hommes de théâtre fondèrent leur propre troupe. Tel est le cas aussi bien de Bouyzguirne avec la troupe Tifawin (Les Lumières), que de Baddouj avec Amanar (Etoile du matin). Ces deux derniers ont même fait un pas de plus vers la production du film vidéo. Leur itinéraire résume parfaitement la genèse de la production artistique Amazigh contemporaine (3).
Si la première pièce de théâtre écrite en Tachelhite, Ussan Smmîdnin (Les Jours Froids) de Moumen Ali Al-Safi, date de 1983, elle ne sera mise en scène que dix ans après. En effet, la première troupe théâtrale Amazigh ne verra le jour qu'en 1985. Fondée par Bouizguirne (avec Baddouj), elle produira sa première pièce en Tashelhit deux ans plus tard. En 1989 la même troupe Tifawin réalisa une deuxième pièce intitulée «Argan », arbre largement utilisé pour symboliser l'identité Amazigh et sa persévérance dans l'histoire aussi bien en art dramatique qu'en poésie (voir Azaykou, Chouhad...). Par cette thématique, le théâtre rejoint la problématique identitaire en plus de la forme et de l'expression. Après cette expérience, plusieurs troupes parmi lesquelles Tamunt (Agadir) et Tafukt (Casablanca) vont suivre ici comme ailleurs.
Si la prolifération des troupes théâtrales dans le Souss occupe les années 1980, ce phénomène a commencé à se propager dans la région du Nord, et notamment dans le Rif, une dizaine d'années plus tard. Près de soixante-dix présentations des pièces produites par ses troupes seront faites entre 1991 et 2003. Par plusieurs cotés, le mouvement théâtral dans cette partie du Maroc ressemble à celui qu'on a observé dans le Sud. D'abord par la catégorie de gens qui l'anime, ensuite par la manière avec laquelle leur expérience s'est déroulée. En effet, instituteurs et professeurs de lycée pour la plupart, les premiers animateurs dans ces troupes rifaines ont d'abord été formés à leur tour dans le théâtre d'expression arabe, aussi bien dialectal que classique. Avec la Première rencontre sur le théâtre Amazigh organisée à Nador en 1993, cette autre région Amazighophone entame une sorte d'effervescence de l'art dramatique soutenu par l'expérience de la diaspora rifaine à l'étranger et notamment en Hollande. L'Association «Nahda» berbèrise alors son nom pour devenir «Tanukra » (La Renaissance) en même temps que les productions en arabe font place aux pièces en langue régionale, Tarifit. En outre, les sujets touchant aux problèmes de la nation arabe cèdent la place aux questions d'ordre national et local telles que l'immigration (Lêhreg), le chômage …. Ces dernières années, la région du Moyen-Atlas et du sud-est suivra le mouvement général mais d'une façon encore timide. En témoigne la création récente dans la province d'Azilal (à Ayt Àiyyâd, plus précisément) de la troupe Tifawin (Lumières).
D'autre part, les associations culturelles Amazigh vont encourager de telles initiatives parmi les jeunes à travers tout le pays. Ainsi la troupe Théâtrale Tacfarinas (Dchayra-Agadir) est chapeautée par l'Association Culturelle Tamaynut, alors que la Troupe Izûran (Casablanca) dirigée par A. Amal est parrainée par l'AMREC. Le même phénomène se remarque dans le Moyen-Atlas où l'association Imal de Khenifra encourage la troupe Itran (Etoiles) et l'association Anaruz de Demnat prendra l'initiative de créer la troupe théâtrale Agwlif (Ruche d'abeilles). Cette prolifération d'activités n'a pas tardé de donner lieu à des rencontres de réflexion sur ces expériences dramatiques. A l'instar de la rencontre de Nador de 1993, la section d'Agadir de L'AMREC organise en 2001 la première rencontre du théâtre Amazigh et deux ans plus tard (mai 2003) sa deuxième activité sur ce même thème (à la salle des fêtes de la municipalité d'Agadir).
A. Essentialism and Epochism
D'un regard sur les appellations données aux troupes théâtrales se dégagent deux caractéristiques principales. L'une orientée vers le future et l'autre enracinée dans le passé lointain. En effet, la plupart des noms des troupes dénotent l'idée théologique selon laquelle on passe «des ténèbres vers la lumière». Deux troupes portent le nom «Tifawin » (Les Lumières) et dans deux endroits aussi loin que Inezgan à coté d'Agadir et Ayt Àiyyâd dans la Province d'Azilal dans le Haut-Atlas oriental. L'idée d'un astre tel que le soleil ou d'une lumière symbolisant l'espoir dans un océan de ténèbres comme «Amanar » (L'Etoile du matin) ou encore celle d'une multiplication de telles lumières représentées par les étoiles «Itran » est aussi utilisée par les dramaturges. Certaines troupes portent carrément l'appellation «Inuraz » (espoir au pluriel) alors qu'une association culturelle Amazighe à Demnat s'est donnée le même nom au singulier, «Anaruz », tout comme l'Association Asirem (qui veut dire aussi espoir) à Rissani dans le Sud-Est du pays. Au début des années 1990, une publication interne de la section de Tamaynut à Agadir porte la même dénomination «Anaruz » ainsi qu'un film vidéo réalisé par la maison de production OSMA. Ces choix bien réfléchis dénote une conscience aiguë de la situation de l'Amazigh en tant que langue et culture dans un Maroc dominé par l'idéologie d'une élite qui a longtemps tourné le dos à toute culture locale nord-africaine.
La deuxième caractéristique concernant les noms des troupes théâtrales répercute plutôt la volonté aussi bien de renouer avec un passé historique lointain que de s'enraciner profondément dans territoire ancestral. Des appellations comme «Tacfarinas », «Numidia » ou «Appolius » pointent vers une revendication qui va au-delà de la phase islamique assumée jusqu'à maintenant. Un choix judicieux et bien pensé qui montre encore une fois «le poids insidieux de ce passé renié, mais impossible à oublier» pour utiliser une expression chère à J. Dakhliya. A cette revendication temporelle s'ajoute l'idée d'un enracinement de la langue et de la culture Amazigh dans le terroir maghrébin. Avec des termes comme «Izûran » (Les Racines) ou plus symboliquement l'arbre du terroir par excellence, l'arganier («Argan »), cette réclamation devient moins implicite et plus claire. En se donnant le nom de «Amud » (Les Semences), une troupe en formation qui vient de déposer récemment ses statuts (janvier 2004) s'inscrit dans la même logique. (3)
Ces deux caractéristiques nous renvoient à ce qu'on appelle Essentialism et Epochism qui caractérisent toute idéologie nationaliste. (Geertz 1973 : 243-4) L'ethnicité, ce proche cousin du nationalisme ne peut se construire que sur des formes symboliques dérivées à la fois de la tradition locale (al-asâla) et du mouvement général de l'histoire contemporaine (al-muàâsara). Ce besoin de «cohérence et continuité » d'un coté et de «dynamisme et contemporanéité » de l'autre est largement visible ici dans la majorité des termes choisis pour désigner les troupes théâtrales Amazigh. Sur plus d'une quinzaine, une seule troupe échappe à cette catégorisation : «Tamunt » (Fraternité).
Mais qu'en est-il des titres donnés aux pièces produites par ces mêmes troupes ? Parmi les problèmes traités par les dramaturges Amazigh qu'on a pu relever jusqu'ici, on peut distinguer trois thèmes principaux : le constat de l'état déplorable où se trouve la langue et la culture Amazigh, la glorification des personnages historiques et la dénonciation des injustices et problèmes sociaux. Le cas le plus représentatif de la première catégorie est Ussan Smmîdnin (Les Jours Froids) de Ali Al-Safi qui d'ailleurs rejoint la même idée téléologique déjà rencontrée dans certains noms de troupes. Au bout des difficultés pour l'Amazigh, aussi bien comme culture et langue que comme personne et groupe qui leur sert de support, on attend des jours meilleurs. A une seule et unique condition, la lumière et la chaleur seront retrouvées : la prise de conscience de sa propre identité. Pour la deuxième catégorie, on peut considérer Argaz n wurgh (L'homme en or) comme pièce représentative de ce genre. Joué par la troupe Appolius (Nador) et présenté au festival international de Rabat en 2000, ce succès théâtral traite de la personnalité d'un homme-symbole du Maroc moderne, Ben Abdelkrim al-Khettabi. Quant à la troisième catégorie, on peut choisir entre autres Agherrabu n tnurit (La gondole de la mort) au sujet de l'immigration clandestine (lêhrig) comme pièce typique de son genre. Bien que les problèmes sociaux traités ne soient pas spécifiques au monde berbérophone, le fait de laisser de coté des thèmes politiques aussi humanitaires que la question palestinienne par exemple pour s'intéresser aux causes locales, et régionales indique d'une façon implicite une conscience toute nouvelle : l'intérêt porté aux problèmes nationaux d'abord et à l'aire nord-africaine avant tout. Ceci est un indicateur de cette volonté de sortir des enjeux et difficultés de la nation arabe à la Baàthiste et de la Umma islamiste à la Saoudienne Wahhabite qui ont tous deux œuvré à l'encontre de l'Amazighité de l'Afrique du Nord.
B. A la conquête d'une reconnaissance nationale
Dans une première phase, le théâtre Amazigh s'est contenté de s'adresser à un public exclusivement Amazighophone et restreint. Très vite la recherche d'une reconnaissance au niveau national par le biais d'une conquête d'un espace plus ouvert sur un public plus large n'a pas tardé à venir. Les efforts des différentes associations comme ceux de l'AMREC qui a pris l'initiative d'organiser deux rencontres sur le théâtre Amazigh à Agadir ou ceux des associations du Nord qui ont ouvert un débat théorique sur cet art dramatique à Nador en 1993 constituent les premiers pas dans cette direction. Avec la création de l'IRCAM, on assiste finalement (en 2003) à la Première rencontre nationale du Théâtre Amazigh tenue à Rabat. Il a donc fallu deux décennies de travail à vase clos pour que l'activité théâtrale Amazigh sorte de son cercle d'auditoire linguistiquement fermé et que le ministère de la culture marocaine lui-même reconnaisse implicitement l'existence d'un art théâtral moderne d'expression Amazigh. (4)
Parallèlement, une activité de traduction des œuvres dramatiques mondiales aussi bien dans le Nord que dans le sud commence à accompagner aujourd'hui ces réalisations artistiques. La traduction de Roméo et Juliette de Ahmed Adghirni date déjà de quelques années. Tout récemment, l'adaptation de la pièce «les justes » d'Albert Camus en Amazigh-Tachelhit par Chadia Derkaoui, en tournée au Maroc à partir d'octobre 2004, constitue le dernier maillon de cet effort de traduction vers l'Amazigh. Ce qui traduit non seulement la vitalité de cet art d'expression Amazigh mais surtout un certain début d'ouverture du MCA vers l'Autre. Cependant, si on se rappelle le travail fait à ce niveau par le MCA algérien avec l'adaptation par U Yehya de deux pièces de B. Brecht, «L'exception et la règle » (Llem-ik, ddu d udâr ik) et « Le dernier ferme la porte » (Aneggaru ad yerr tabburt), dès les années 1970 d'un coté et que le premier festival du théâtre berbère (Kabyle) a été organisé à Paris en juin 1985 de l'autre, on peut mesurer la distance qui sépare le MCA marocain de son homologue algérien dans ce domaine.
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Si l'activité dramatique Amazigh apparaît tout d'abord le Souss puis le Rif, comment expliquer le fait que le Moyen-Atlas traîne le pas dans ce domaine derrière ces deux autres régions berbérophone, l'une au Sud et l'autre à l'extrême Nord ? A quoi est dû un tel décalage alors que la tradition théâtrale avec le phénomène Bughanim (genre de bouffon) est ancrée et plus riche ici qu'ailleurs ? Est-ce par le fait que l'élite intellectuelle rifaine a toujours été impliquée dans MCA marocain dès ses débuts comme en témoigne, entre autres, la participation d'un certain nombre d'entre eux à la première rencontre de l'université d'Agadir de 1980 alors que le Moyen-Atlas n'y est presque pas représentatif à l'exception de M. Mohamed Chafik, intellectuel-militant de première heure. Peut-on imputer la timidité de l'activité théâtrale Amazigh enregistrée au Moyen-Atlas à ce manque au même rendez-vous d'Agadir de la part des représentants de cette région ? Il faut dire aussi que la mainmise très tôt du parti du Mouvement populaire sur cette partie du Maroc a contribué à l'empêchement de son élite intellectuelle à découvrir la dimension culturaliste de l'Amazighité ? (5) Peut-être bien.
En effet, la première manifestation culturelle du MCA organisée en 1980 par l'Association de l'Université d'été d'Agadir créée un an auparavant mettra probablement en situation gênante des acteurs et réalisateurs berbérophones qui se sont donnés à l'art dramatique en arabe dans des régions berbérophones et pour un public quasi berbérophone. Ce paradoxe s'est vu aussi bien dans le Souss que dans le Rif. (6) En ce qui concerne le devenir du MCA, la collaboration des intellectuels de ces deux régions date concrètement de cette rencontre historique. Celle-ci est par ailleurs symbolisée par le refrain d'un texte que chante le compositeur Mbark Ammori, «d'Agadir à Nador ! ». Mais la prolifération des troupes de théâtre dans certaines régions plus que d'autres a dû nécessiter à notre avis, deux autres conditions en plus de la dimension idéologique, à savoir une infrastructure culturelle se prêtant à ce genre d'activités et une catégorie sociale d'intellectuels. Comme on peut s'y attendre, c'est autour des villes régionales avec un soubassement scolaire déjà en place qu'on a vu apparaître des associations autour desquelles pivotent des activités d'art dramatique. D'une façon générale, l'implantation des Maisons de Jeunes dans les petites villes autour d'Agadir, Nador et Demnat ou Azilal peut nous aider à expliquer la multiplication de ce genre d'activité dans de telles zones périphériques. D'autre part, si on parle de «la chaîne des instituteurs » pour la Kabylie du début du XXè siècle, il est à remarquer que ce sont ces mêmes catégories d'intellectuels qui sont derrière le phénomène de l'art dramatique Amazigh animant ces mêmes lieux aussi bien dans ces régions lointaines que dans les grandes villes du Royaume.
II. FILMS VIDEOS
La production de films vidéos en Tachelhit date des années 1990 avec le premier film du genre, «Tamghart n Wurgh » (La femme en Or) de Lahoucine Bouizguirne produit par Bousseta Vision. Depuis, le nombre de maisons de production pour ce genre de films n'a pas cessé d'augmenter. En fait la plupart de ces entreprises existaient déjà en tant que producteurs d'audiocassettes ou même de disques sonores. On peut en compter actuellement une dizaine qui se consacrent à la création aussi bien de films que de pièces de théâtre filmées en plus de films sur les vedettes de la chanson. Parfois, il s'agit simplement d'individus qui se donnent à ce nouveau marché lucratif. D'après Sandra Carter qui avait soutenu une thèse sur ce sujet, déjà en 1996 plus de vingt films vidéos en Amazigh-Tachelhit relativement récents circulaient au Maroc. Un nouveau regard sur le marché national en janvier 2000 révéla qu'au moins dix nouvelles productions apparurent entre temps et que leur nombre n'a fait qu'accroître depuis. Une prolifération de cette envergure dénote une demande assez forte de la part des consommateurs. Les berbérophones sont très avides à se voir à travers ces images et deviennent du coup leurs soutiens financiers même quand le produit n'est que le résultat d'un travail évidemment d'amateurs. Les films vidéo sont vendus en ville comme à la campagne de la même façon qu'étaient et sont encore les audiocassettes et, avant celles-ci, le disque sonore, pour un prix autour 100 Dh (10 Euro) jusqu'aux années 1990. Aujourd'hui, le prix a encore baissé par le fait de la concurrence et de l'augmentation du nombre de pièces écoulées.
En investissant dans la nouvelle technologie, les producteurs de vidéo en Amazigh essaient de conquérir un marché promettant tout en répondant aux attentes de leurs clients. Ainsi, tout en profitant financièrement, ils contribuent à changer l'image de soi des populations berbérophones en revalorisant leur langue et culture. Avec des aspects commercialement viables et des efforts évidents pour améliorer artistiquement leur travail, ces entrepreneurs peuvent être considérés comme des acteurs engagés dans le combat culturel pour mettre en valeur l'identité Amazigh. Le cas du responsable de la maison de production Sawt Mazouda par exemple est significatif dans ce sens. Proche de l'AMREC auparavant, M. Mohamed Mernich a commencé à produire depuis 1993 des audiocassettes, des vidéocassettes sur des vedettes de la chanson et des films vidéos de fiction. Dans une de ses dernières audiocassettes, l'engagement de cette Maison pour la problématique identitaire – exploitée ici comme slogan publicitaire – est clair et explicite. Un dialogue comique sur la dernière guerre en Irak interprété par Mohamed Qimrun et Àbderrahim Agzzum y est introduit comme suit : « … à tous nos auditeurs Chleuh, où vous soyez, on vous dit tanmmirt (merci), azul fellawn (bonjour à vous). Dans cette nouvelle cassette, Sawt Lmzuda vous présente vos frères [Qimrun et Agzzum] qui défendent Tashelhit, en la représentant à la télé et dans des vidéocassettes… »
A. Dénomination et thématique
Contrairement aux appellations bien choisies pour les troupes théâtrales, celles des maisons de productions de films Amazigh n'ont rien qui évoque la problématique identitaire. Alors qu'une troupe théâtrale comme Nahda de Nador berbérise son nom pour devenir Tinkra, en changeant de langue et de registre, les établissements de productions de films à ce niveau, nous donne l'impression de ne faire que continuer leur objectif commercial en exploitant un volet culturel lucrativement assez porteur. Ceci est aussi vrai pour les anciennes maisons que pour celles nouvellement créées. Quant à celles déjà existantes en tant que Maisons de disques sonores puis d'audiocassettes - exemples de Bousseta Vision, Warda Vision, Biyjeddiguen Vision, Saout Mazouda – elles gardent leurs appellations commerciales souvent neutres de jadis. Celles récemment mises sur pied comme La vidéo Supère, Provisound Film, OSMA, Faouzi Vision, Société Ciné suivent la même politique publicitaire. Tout se passe comme si le commercial et le politique se rejoignent ici pour respectivement tirer parti du culturel – l'un partisanes, l'autre mercantiles.
Dans la thématique de ces films, on peut distinguer trois axes principaux : D'abord histoires tirées du terroir, ensuite mythes, contes et légendes Amazigh et finalement problèmes sociaux et moraux. Parmi ces trois volets, seuls les deux premiers intéressent la problématique identitaire. 1) Durant les vingt dernières années, les réalisateurs de ces produits ont osé relever le défi de la concurrence et symbolique et commerciale. Dans ce domaine, l'utilisation de la langue locale, des acteurs amateurs et des thèmes et histoires tirés du terroir ne sont pas des moindres gageures. C'est d'ailleurs ce qui fait leur attrait auprès d'une population rurale ou récemment urbanisée avide de l'image d'elle-même et de l'écho de son parler généreusement servis sur le petit écran. En plus du divertissement évident qu'ils procurent, mais aussi d'une certaine nostalgie d'un monde en voie de disparition, ces produits font passer des messages politiques quoique indirectement par le fait de mettre en relief la spécificité culturelle Amazigh et du coup sa revalorisation implicite. 2) Deux titres se détachent du reste de ces réalisations cinématographiques par le fait qu'ils puisent leurs thèmes du réservoir mythologique ancien et purement Nord africain. La charge émotionnelle d'un film comme « Tagwmart n ismdàal » (La Jument des Cimetières) produit par Bousseta Vision ou encore plus Hemmou U-Namir (Warda Vision) est certes très grande. Si le premier est exploité comme film d'horreur, le second offre une belle histoire d'amour tragique qui a fait de ce mythe le thème classique de plus d'un poète (Azaykou, Afulay…) et romancier (Kheir Eddine) Amazigh. Un autre titre de cette deuxième catégorie est «Tislatin unzâr » (Les arcs-en-ciel) produit par Bousseta Vision. Cette dénomination renvoie à une mythologie lointaine qui fait de l'arc-en-ciel (terme féminin en berbère) la mariée de la pluie (masculin en berbère). Dans ce cas aussi, l'art de l'image et la littérature se rejoignent pour puiser dans un même fond imaginaire lointain. Le même terme au singulier, Taslit unzâr, a été utilisé par un des leaders du MCA comme titre pour son premier recueil de poèmes. 3) Un film comme La Femme en Or (Bousseta Vision 1990) ou Tous Désirent la Vie (Warda Vision) ne font appel ni aux mythes anciens ni aux légendes locales et pourtant leur succès auprès de ce même public est confirmé. L'un traite du problème de la femme, l'autre s'attaque à la question de la convoitise humaine. L'intrigue du dernier se déroule dans une toile de fond d'un monde rural où coexistaient jadis les trois religions du Livre. Ici on peut s'interroger. Si la fibre identitaire nous aide à expliquer, dans une certaine mesure, le succès des deux catégories d'œuvres précédentes qui font recours aux mythes et légendes, on peut se demander pourquoi cette autre série consacrée aux problèmes sociaux trouve-t-elle également un grand accueil auprès d'un public Amazighophone ?En fait, le milieu social et le paysage naturel renvoyant au spectateur Amazigh l'image du bled et l'atmosphère rustique où il a vécu et parfois continue à vivre ou du moins à visiter de temps à autre – en plus de la langue - suffisent à expliquer leur triomphe. Mais ces éléments font-ils partie du problème identitaire ou suffisent-ils, en tant que tels, à le constituer ?
B. Premier festival national du film Amazigh
Parallèlement à ce qu'on a remarqué dans le cas du théâtre, on ressent la même résistance de la part des cinéastes et réalisateurs marocains établis pour la reconnaissance d'un certain cinéma Amazigh. En 1996 le Centre Cinématographique Marocain (CCM) ne voit aucun intérêt à ces films vidéos et ne trouve aucune raison d'octroyer à leurs réalisateurs ni subvention ni autre soutien. Aussi ne les considéraient-ils pas comme «une contribution sérieuse au domaine audio-visuel marocain ». Pour cette raison la candidature de ces réalisations audiovisuelles n'était pas incluse dans des festivals nationaux et internationaux ou autres manifestations de ce genre (Sandra Carter : 9). Néanmoins, en moins d'une demie décennie, tout a basculé.
Dix ans après le premier film Amazigh et vingt ans après la première manifestation de l'Université d'été d'Agadir, le premier Festival National du Film Amazigh s'est tenu à Casablanca en juillet 2000. Promu par le Ministère de Culture, le Ministère de Communication, le Centre Cinématographique Marocain (CCM) et diverses organisations culturelles Amazigh, cette manifestation constitue une reconnaissance publique et officielle du phénomène ignoré jusqu'ici. En outre, le festival de film vidéo qui avait été précédé par un Premier Festival des Arts Amazigh était largement couvert par la presse et télévision nationales. (Sandra Carter : 11-13) Depuis, les deux chaînes de Télévision se lancèrent à passer certains de ces produits audiovisuels. Dernièrement (2003), un long métrage vient d'être produit par cette même chaîne. Par ailleurs, un projet de film pour la première chaîne nationale intitulé «Asunfu ddu isawn » (Le Repos sous la Pente) avec A. Daddouj, vient d'être lancé. Aussi est-il significatif que des acteurs marocains non berbérophones commencèrent à jouer des rôles dans ces productions cinématographiques tout comme dans le théâtre en Amazigh. (7)
L'importance et l'impact de ce mode de diffusion de la culture sont sans conteste. Dans un pays comme le Maroc où les salles de théâtre et de cinéma sont insuffisantes sinon rares dans la plupart des centres urbains et inexistantes à la campagne, la prolifération du magnétoscope ne peut être que grande. (8) Ce qui fait le bonheur des producteurs de films vidéos mais en même temps de ces populations rurales et nouvellement installées en milieu urbain. En effet, comme l'avait noté Sandra Carter, non seulement la vidéo est bon marché à produire et à reproduire, mais elle est surtout plus facile à faire circuler que le théâtre ou le film long métrage. Pour la diffusion de l'idée de l'identité, ce mode de production culturel est capital et par le fait qu'il met en valeur la langue et de la culture des populations ciblées et par son impact sur l'image positive de soi publiquement partagée. C'est ce qu'on appelle «le renversement du stigmate », un processus au bout duquel un groupe assume son identité qui a été auparavant marquée, reniée et refoulée. (9)
* * *
Il paraît que le théâtre se prête plus au politique et au culturel que la vidéo. En fait, il n'est pas étonnant que la question identitaire soit plus explicite et directe dans l'art dramatique que dans le film vidéo qui reste encore plus commercial que consciemment idéologique. D'abord par le fait que la catégorie sociale engagée dans l'une et l'autre ne sont pas les mêmes, ni du point de vue professionnel ni quant à la tranche d'âge des individus impliqués. On a déjà remarqué la présence de l'instituteur-idéologue dans l'une et du mercantile - qu'il soit ex-militant, mécène ou simple bénévole - dans l'autre. A la chaîne d'instituteurs et professeurs de lycée d'un coté et à la longue histoire du théâtre amateur au Maroc de l'autre s'oppose la chaîne de commerçants avec leur tradition commerciale longtemps ancrée dans le secteur du disque sonore depuis la fin des années 1920 (avec des compagnies comme La Voix de son Maître et Baidaphone et plus tard Boussiphone…) puis dans la production d'audio cassettes à partir de la fin des années 1960. Si le premier dispose d'un capital intellectuel et symbolique qu'il ne risque pas de perdre en cas d'éventuel échec, l'autre engage un capital matériel qu'il a tout intérêt non seulement à sauvegarder mais surtout à fructifier. Autrement dit, les lieux de production des deux modes de diffusion de la culture ne sont pas soumis aux mêmes règles du jeu. La vidéo est plus prise dans un circuit qui obéit aux lois du marché que la production dramatique qui survit souvent grâce à toutes sortes de subventions et parfois au bénévolat. Dans cette perspective on comprend mieux pourquoi il est plus facile de faire coïncider l'appellation avec le choix idéologique dans le cas d'une troupe de théâtre que dans celui d'une maison de production de films vidéos. Cette donne peut nous aider également à expliquer des termes en arabe classique pour certaines entreprises de production de films vidéos Amazigh qui ont tout intérêt à paraître neutre sur le marché national. Tel est le cas de Al-Manza lil-intaj al-fanni ou encore la Voix Al-Fath alnif…. Tel n'est pourtant pas le cas pour des troupes théâtrales ou des associations culturelles Amazigh. Dès les années 1980 et surtout après les «années de plomb », celles-ci affichent ostensiblement leurs engagements par le biais de la dénomination choisie. Si l'AMREC était née une quinzaine d'années plus tard que la date de sa fondation, son nom aurait sans doute été tout autre que l'Association Marocaine de Recherches et d'Echanges Culturels.
Dans cette problématique identitaire Amazigh en Afrique du Nord, on avait noté que le passage au politique s'est fait en Algérie, comme elle a tendance à se faire au Maroc, par l'intermédiaire des éléments déjà engagés dans l'activité politique ; ce sont ces mêmes militants qui ont découvert la portée d'une telle question pour leurs projets partisans. Parallèlement, si la production de films vidéo en berbère est prise en charge par des acteurs sociaux auparavant inscrits dans le volet commercial comme on vient de le remarquer, on est tenté de dire que la mise à profit de la question identitaire, qui d'ailleurs ne se limite pas à la langue de communication, est avant tout mercantile - ou du moins plus mercantile que culturelle et a fortiori moins politique. Ce dernier aspect sera plus réservé au théâtre et particulièrement à la poésie dite engagée. (10)
III. CHANSON ET POESIE
Rebbi zzayd làezz i tcelhit
Nettat as ligh atig, innagh sawelgh
Albensir
Parmi les expressions artistiques d'où a émergée la notion identitaire Amazigh, la poésie est sans doute la plus ancienne, la plus riche et la plus explicite. Dans ce contexte, nous appelons poésie tout texte qui se prend comme tel par le fait qu'il est mis en vers, qu'il soit chanté ou non. La poésie engagée est probablement le genre le plus difficile à réussir au niveau esthétique. Encore une fois, le coté poétique de ces textes et fragments ne sera pas pris en charge dans ce travail. Seules les idées concernant notre problématique véhiculée par ces mêmes textes retiendront notre attention ici. (11) D'autre part, nous ne prétendons pas traiter la poésie de toutes les aires linguistiques du pays. Pour illustrer nos hypothèses, nous nous contenterons des exemples pris surtout dans le domaine berbère-Tachelhit.
Une année après la fondation de la première association culturelle, l'AMREC, Hmad Amzal publie en 1968 un recueil de poèmes en Tachelhit intitulé Amanar. Ce petit livre où l'auteur a rassemblé près de soixante-dix pièces, plus ou moins longues, de textes anciens originalement chantés s'est révélé par la suite très stimulant. Omar Amarir suit le même chemin en présentant son mémoire de licence sur la poésie des rways (trouvères chleuhs) publié en 1975 sous le titre Al-chiàr al-Amazighi al-maghribi. Plus important peut-être est le fait de voir la porte de l'écrit souvent en graphie arabe s'ouvrir grande ouverte devant une poésie réservée jusqu'ici au registre de l'oralité et dans le meilleur des cas au disque sonore et à la bande magnétique. A toute une génération de jeunes poètes, le petit recueil d'Amzal a fini par ouvrir un chemin bien salutaire. Les poètes deviennent des écrivains à part entière sans qu'ils soient nécessairement ni interprètes, ni compositeurs, ni chanteurs. Aussi publient-ils leurs textes avant de penser parfois à quelque autre artiste pour les exécuter. En 1976, M. Mustawi, le plus prolifique parmi eux, sort le premier recueil écrit directement par un auteur Amazigh, Iskraf, suivi depuis de trois autres. Dans, Tadsâ d imttâwn paru en 1979, il nous avoue clairement pourquoi il ne peut plus laisser sa poésie rester au stade de l'oral aujourd'hui que tout son émis se prête à être fixé par l'écrit, y compris, dit-il, ceux des animaux. «Urigh awal ad inu », en tant que premier texte de ce second travail, se termine par cette strophe qui annonce la naissance du poète écrivain : (12)
Par écrit j'ai fixé ces paroles que je n'ai pas voulues jeter,
Comme la cendre à la merci d'un vent violent !
Tellement leur dispersion est risquée
Une fois soufflées aux quatre coins,
Leurs traces seront à jamais perdues
A. Le ribab et la plume
Ces premiers recueils mis à la disposition du lecteur à partir des années 1970 ne toucheront pas forcément à la question identitaire Amazigh comme thème central. Les textes poétiques engagés dans cette problématique ne commenceront à apparaître sur le marché de l'édition que dans une dizaine d'années plus tard, même si l'engagement de certains chanteurs populaires pour la défense de la langue Tachelhit soit apparu très tôt. Dans cette poésie militante pour les droits culturels et linguistiques, on peut d'ores et déjà distinguer deux courants parallèles qui l'ont toujours traversé. Celui des rways, inauguré majestueusement dès les années 1970 par Albensir, sera maintenu jusqu'à nos jours avec Tarrayst Fatem Tabaàmrant. Il s'inscrit dans cette tradition de poésie de résistance qu'on peut facilement faire remonter au moins à la prise d'Alger en 1830. Le deuxième courant, bien qu'il paraisse quelque peu nouveau par le fait qu'il est né avec l'apparition de l'intellectuel-poète-non-chanteur, est profondément enracinée dans cette tradition savante de la culture berbère du Souss en particulier. (13) D'une certaine façon, on peut considérer nous nouvel homme-de-la-plume (rajulu al-qalam) comme étant le descendant direct de ce faqih du « Souss des Savants » (Souss al-'âlima). Dorénavant, cet héritier moderne cessera de mettre sa langue maternelle au service de la propagation des préceptes religieux. Si au moins depuis Aznag (m. 1597) - pour ne pas remonter à Ibn Toumart ou même avant - jusqu'à Ali Derqawi (m. 1910) en passant par Awzal (m. 1749), la métrique berbère n'a été qu'une simple servante du dogme musulman, les nouveaux intellectuel-poètes, quant à eux, mettent leur talent de versificateur au service de cette même langue et culture Amazigh. Le problème identitaire autour de cette pierre angulaire qui est dorénavant la langue reste leur préoccupation centrale.
Grâce aux efforts des associations culturelles Amazigh qui ont longtemps œuvré à diffuser et à vulgariser cette problématique en tirant de temps à autre la sonnette d'alarme pour signaler le danger qui menace leur langue en général, ces deux courants se sont vite croisés en cours de route. Très tôt, Mustawi sera en contact permanent avec Albensir par exemple et Rays Hmad Amentag côtoiera l'intellectuel militant dans les salles de conférences de Casablanca ou de la métropole avec une aisance inhabituelle. Mais ce sont les derniers textes de Tabaàmrant qui sont les plus représentatifs du croisement fécond de ces deux courants. A la suite de cette autre génération de poètes-chanteurs qui ont fréquenté les bancs de l'école publique comme Moulay Idder Azûd ou Moulay Ali Chouhad, elle passera vite du local au national vers le pan-Amazighisme. Ecoutons-la chanter la détresse de ces autres frères non-marocains (Tabaàmrant 2002 : 233-8) :
Je voudrais, ô frère Amazigh ! que tu me répondes :
« Qui de moi t'a séparé au point de ne plus se reconnaître? »
Touareg, mes frères, des preuves aujourd'hui j'en ai trouvé
Certes, frères nous sommes. Votre pays, je voudrais visiter.
En conséquence, avec ces deux grands courants dans la poésie engagée, la problématique identitaire est prise en charge aussi bien par ce qu'on appelle la «petite tradition » populaire des uns que par «la haute tradition » savante des autres. Et si la première prend pour cible de sa critique les instances médiatiques, notamment la télévision et la radio, c'est que les chanteurs populaires d'expression Amazigh se sont toujours sentis mis en marge de la scène nationale à ce niveau. Sur ce point, le premier des rways à se révolter contre cet état de choses est sans conteste Lhajj Mohmmad Albensir. Lisons ce texte qui lui a causé certains ennuis et pour cause : (14)
La chanson Tashelhit n'a plus le prestige de jadis
A mon sort de poète-chanteur je dois me résigner
Aujourd'hui la chanson qui a du prestige, c'est bien
Celle de Farid et de Keltoum, ainsi que celle de Abdel-Wahb
Méditons-bien sur le cas du chanteur Abdel-Halim qui vient de mourir
Tous les médias en font un événement de premier ordre ; tous en parlent,
Les radios du monde ne diffusent que ses nouvelles
Et la télé (nationale) ne s'occupe plus que de lui,
Si c'était moi qui sois décédé, qui va le remarquer ?
Tel un chat de gouttières qui viendrait de crever
Lhàjj Belàid, ce géant de la chanson Tashelhit,
S'il était encore en vie jusqu'à ce jour, je vous jure, O mes frères !
Ou'il lui serait difficile d'acquérir une boite de (lessive) Tide
Que Dieu te délivre de tes menottes, ô poésie-chanson Tashelhit !
Orpheline tu es devenue, et autant que toi, certes, aujourd'hui je le suis
Si vous ne croyez pas mes propos-ci, rappelez-vous le cas de notre propre roi
Depuis 1961 je ne cesse de composer et chanter ses éloges en Tashelhit
A-t-il jamais pensé m'offrir ne serait-ce qu'une bicyclette ?
Quant à la tradition savante que représentent les intellectuel-poètes, elle s'articule surtout autour de la problématique de l'écrit et de l'école en général, cet autre appareil idéologique d'état. Bien qu'elle soit mise à la disposition d'un publique autre et avec un peu de retard en comparaison avec la chanson des rways, son impact sur cette dernière sera grand aussi bien en ce qui concerne la diffusion de la question identitaire que l'élargissement de l'horizon de cette «petite tradition» populaire.
B. Poètes de la " petite tradition "
Dans la tradition orale berbère, les chanteurs populaires ont toujours été à l'écoute du petit peuple et ses problèmes. S'ils savent le divertir tout en écoutant ses complaintes quotidiennes, ils savent aussi exprimer ses frustrations profondes. Parmi celles-ci, l'exclusion de sa langue de l'espace audiovisuel n'est pas des moindres.
1. A la conquête d'un espace virtuel
Une des caractéristiques de cette phase de balbutiement identitaire inaugurée par la petite tradition des rways dès les années 1970 réside dans le fait que sa thématique tourne autour de leur langue de travail. Le berbère-Tashelhit est ce qui est perçu comme un parler méprisé, marginalisé et sans droit de cité, particulièrement à la télévision nationale. Pour certains chanteurs, si leur langue et leur art ne sont pas interdits, ils sont seulement tolérés à l'instar d'un stupéfiant qu'on a préféré circonscrire dans un ghetto folklorique que de combattre directement. Moulay Idder Azûd se plaint de cet état de choses qui ne peut plus durer, tellement il est intolérable de nos jours (Benihya 1996 : 95)
Qui t'a tenu toujours en humiliation, ô notre langue Tashelhit !
Restée en cachette, tel un narcotique, toujours illégale
Même ceux pour qui tu es la langue maternelle, honte de toi ils ont
Bien avant, Albensir dénonçait déjà par ailleurs ceux qui étaient souvent prêts à vendre leur culture pour «un kilo de fèves » ! Politique touristique oblige. Dans la même lancée, Moulay Ali Chouhad s'en prend à ces mêmes locuteurs dont parle Moulay Idder Azûd. Dans un texte de 1985, le fondateur du groupe musical Archach se demande tout simplement : (15)
Jusqu'à quand, ô Cheuh, accepterez-vous que votre poésie soit humiliée ?
Ou bien le mort approuve-t-il toujours quiconque vient le tirer vers sa tombe !
Dans ces deux exemples, ce qui est mis en question n'est pas seulement la conquête de la sphère publique mais aussi et surtout l'espace audio visuel national. S'il y a un point où le poète-chanteur berbère se sent le plus frustré, c'est bel et bien l'exclusion de sa langue de travail des médias étatiques. Ecoutons un chanteur moins connu que Albensir, suivre ce dernier dans la dénonciation de cette situation de marginalité réservée à sa langue. Hmad u-Talb Azûd cherche ironiquement un émissaire auprès des autorités afin de pouvoir aller visiter la station radiophonique nationale.
Je jure que nos droits y sont largement bafoués
Quant à la télévision, nous autres y sont complètement exclus
Seule la publicité pour des produits commerciaux y a droit de cité
Pub pour l'eau de Javel, pub pour toutes sortes d'eau de table
Quant à la langue Tachelhit, de notre chaîne nationale, elle est bannie.
Comme toute pensée militante, la poésie engagée – si on accorde le terme poésie à tous ces textes versifiés – n'échappe pas à cette structure essentiellement composée de trois éléments incontournables : description d'une situation sombre qu'on dénonce, l'espoir de voir un jour le soleil briller à l'horizon mais à une seule condition : la prise de conscience qui permet de résister. Pour ces poètes-chanteurs et bien d'autres, ces injustices n'ont que trop duré. L'heure de la riposte a sonnée. A Rrays Lhajj Mohamed Albensir, il faut reconnaître le courage d'être le premier qui a osé poser le problème de cette marginalité au niveau national. L'image caricaturale utilisée par l'humoriste marocain, Adballah Anidif, pour exprimer la place réservée à la langue et culture Amazigh dans les médias nationaux est celle de l'espace qu'occupe la bicyclette sur la chaussée, Tumêz Tcelhît gh lidaàa uncek lli tûmz lebcklît gh ccanti. Au risque de sa vie, Albensir conteste ce partage inégal et se propose de laisser derrière lui honneur et dignité à sa langue maternelle. Durant les années dites «de plomb», il a osé confronter l'arrogance de la «haute tradition » de l'establishment à la fois au niveau social et sur une question culturelle aussi tabou à l'époque que celle du berbère. Et puisque humiliation et injustice à outrance ont atteint leur paroxysme, plus possible devient le silence. Malgré la situation lamentable pour ne pas dire tragique où se trouve la langue berbère-Tashelhit – ses droits bafoués, manque de locuteurs pour lui venir en aide, plus de gens qui sont prêts à la vendre pour un pécule qu'à la défendre… - Albensir reste à jamais optimiste. Pourquoi ? Simplement parce que l'espoir est à la racine de sa révolte :
Quiconque veut disputer nos droits, je renvoie à l'histoire
Pour qu'il sache que le roi n'appartient qu'à nous autres Ichelhiyn
La rigole ne coule-t-elle pas vers les lieux qu'ils occupent
Alors méfions-nous des renversements possibles, dit-il, puisque rien n'est jamais acquis pour toujours. Ceux parmi nous qui sont aujourd'hui les plus haut placés risquent un jour de se retrouver au plus bas de l'échelle et simultanément Tashelhit peut un jour regagner ses droits légitimes. Une série de bardes comme lui commença à élever la voix pour faire parvenir leurs protestations à leurs concitoyens et auditeurs aussi bien au bled que dans l'immigration. Ouvrier immigré en France, un Rays comme Behti va échanger des joutes poétiques sur divers thèmes avec des chanteurs restés au pays. Citons ici quelques uns de ses vers sur la situation de la langue et des Chleuh en général : (Benihya 1996 : 94)
De grâce! ô Ichelhîyn, combattez pour votre langue
Seuls vous, en vérité, pouvez disposer du sort de ce pays
Qu'elle soit toujours forte, toujours présente à vos lèvres
De Tanger à Agadir, vous êtes présents
Dans le domaine du commerce et de l'hôtellerie
Là où se trouvent les meilleures affaires
C'est encore vous, ô Ichelhîyn ! qui l'occupez !
Que vous soyez originaire de Tanalt ou des Ida Gwnidif
Mais si on rencontre un vendeur d'eau
Sachez, ô Ichelhîyn ! qu'il n'est pas un des vôtre !
L'offensive est déjà grande et la glorification du groupe-locuteur est faite au détriment des autres. Le champ linguistique reste toujours restreint, limitée principalement au groupe chleuh. Cette conscience identitaire qu'on voit se pointer chez ces deux trouvères précurseurs, Albensir et Bihti dans les années 1970, va prendre de l'ampleur dans les années qui suivent chez d'autres poètes. (16) Bientôt, vont apparaître parmi les trouvères traditionnels des jeunes qui poursuivent le combat de ces précurseurs tout en étant très attentifs au discours des intellectuels du MCA. Le passage par l'école publique permettra à cette génération de chanteurs de s'ouvrir sur la «haute tradition » savante tout en travaillant dans la «petite tradition » populaire.
2. Du local au national et au transnational
Jusqu'à maintenant, la conscience berbère chez les chanteurs Chleuh ne dépasse pas les frontières linguistiques de leur groupe restreint. Le sentiment d'appartenir à une entité Amazigh plus large capable de prendre en considération en plus du Souss le Moyen-Atlas et le Rif n'apparaît chez eux que bien après. Sa diffusion par la «haute tradition » savante finira par s'étendre presque simultanément à tout le pays des Imazighen (Tamazgha), des Iles Canaries à la frontière égyptienne. A Moulay Ali Chouhad par exemple qui appartient pourtant à cette catégorie de chanteurs scolarisés et qui de surcroît a professionnellement évolué dans une métropole comme Casablanca, il a fallu attendre les années 1990 pour voir le terme Amazigh prendre la place du mot 'Achelhi' ou 'Ichelhiyn' ou même 'Chleuh' (voir son texte «Tîrzî n lkas »). Avec la chanson de Brahim Burrjâ, intitulée «Ils inu Amazigh » la «petite tradition » arrive enfin à atteindre le niveau de conscience de la «haute tradition ». Ecoutons-le chanter l'Amazigh (Beniya 1996 : 97- 8) :
Amazigh ! Amazigh ! Amazigh ! Amazigh !
A la gueule, ils m'ont mis un mors et m'ont dit :
« Cette langue à toi n'est pas bonne »
J'ai répondu : « Etant mienne, je ne peux l'abandonner
Nul mal pour celui qui parle la sienne»
Amazigh ! Amazigh ! Amazigh ! Amazigh !
Je suis fils de parents Imazighen, qu'on sache
Que jamais je ne peux nier ni mes racines ni ma semence,
Je ne vis que pour labourer et semer
Afin de voir pousser tiges et racines
Amazigh ! Amazigh ! Amazigh ! Amazigh !
Je ne vis que pour labourer, trouver ma source
Assouvir ma soif et celle des miens
Ma graphie me permet de déchiffrer tout secret
A celui qui n'a pas jamais connu la parole, je l'enseigne
Sur ce point précis, la «haute tradition » savante peut être représentée en l'occurrence par le poème d'Azayku par lequel s'ouvre son premier recueil, Timitar. Ce fameux texte, «Awal inw gan Amazigh», chanté par Mbark Ammori dans les années 1980 a déjà entamé l'élargissement de la problématique identitaire dès 1978, date de sa composition. Finalement, avec deux récentes chansons de Tarrayst Fatem Tabaàmrant, «Tifinagh » et « Rruh inw a Tamazight » (Tabaàmrant 2002 : 233-8 et 263-7), la tradition des rways rattrape le retard enregistré dans les années 1970 chez des chanteurs comme Albensir ou Behti dont l'horizon ne dépasse pas l'auditoire du domaine linguistique Tachelhit.
* * *
Si la tradition des rways a toujours suivi de très près les problèmes du petit peuple, ses peines et difficultés, sa lutte contre toutes sortes d'injustice et d'iniquité, ses aspirations et espoirs, on ne peut pas reprocher aux trouvères berbères de ne pas être au rendez-vous de l'histoire contemporaine post-Indépendance. Depuis le retour du roi Mohamed V de son exile, ces poètes populaires ont su écouter les différentes voix grandissantes du groupe qu'ils représentent pour leur renvoyer, comme un effet d'écho, et leur grief et malheur, et leurs joies et attentes. A cause de ses chansons engagées, Albensir a connu maintes fois intimidation et menace de la part des autorités locales. Dans les années 1980, il a même été incarcéré pour avoir composé une chanson sur l'augmentation du prix de la farine. Pour lui, comme pour bien d'autres, la défense de la langue maternelle s'inscrit dans la même logique. Une injustice de plus comme les autres sinon pire. Certes, dès les années 1970, la question identitaire était déjà à l'ordre du jour. Si ces bardes Amazigh ont été les premiers à sentir l'exclusion de leur langue du domaine public à l'échelle nationale, le champ de leur révolte ne dépasse pas les limites du domaine linguistique de leur profession et du moyen de leur expression artistique, le berbère-Tachelhit. Pour élargir son horizon socio-politique et culturel, le groupe avait besoin de cette autre catégorie de poètes-idéologues capable de porter la question linguistique au-delà de ces premiers balbutiements. Par conséquent, il a fallu cette couche d'intellectuels pour les faire sortir de leur carcan régional et les emmener à s'inscrire dans la problématique identitaire de l'Amazighité tout court. La langue Amzigh et les Imazighen en général, qu'ils soient de Tamazgha ou de la diaspora, seront désormais le champ favorable des poètes de la «haute tradition» savante.
C. Poètes de la "haute tradition "
Nkki tayri n tmazirt inw ar lmut
Ula awal ad a sawalx, ar issn ttarâh (17)
Si dès les années 1970, le chanteur algérien Ider a fait sortir la chanson kabyle de son ankylose pour donner «une assise de masse à la thématique identitaire berbère » et consolider «la crédibilité nationale et internationale de la culture berbère » (Chaker 1985 : 175), le groupe musical Ousman jouera un rôle équivalant au niveau national marocain et procurera une assurance et une revalorisation de l'image de soi pour une jeûneuse urbanisée qui a cessé de s'inscrire dans « la petite tradition » des rways. Mbark Ammori qui continuera en solo l'expérience de la Troupe va poursuivre la diffusion de la thématique identitaire en interprétant des textes engagés de cette «haute tradition » et en particulier ceux d'Azayku. Ce poète visionnaire descendu droit des pentes vertigineuses de l'Atlas qu'il a tant chanté s'est toujours senti comme un lion blessé (zund izm igh imugges) dans la plaine arabisée. Bien que l'édition de cette poésie identitaire ait très tôt commencé, il faut admettre que c'est grâce aux musiciens, interprètes et chanteurs qu'elle sera très vite diffusée et propagée. Dans l'état des choses actuelles, l'expression de Mustawi reste toujours à l'ordre du jour : on continue à «lire avec les oreilles » même la production écrite de ces nouveaux poètes. Par leur expérience citadine en tant qu'étudiants, leur capital intellectuel et leur familiarité avec les modes de revendication modernes - voire l'expérience syndicale et politique de certains parmi eux - les porte-parole modernes de cette «tradition savante » ont acquis une conscience aiguë de la dimension identitaire qui a inéluctablement fait d'eux les idéologues par excellence du MCA marocain. Indéniablement, ceux-ci constituent le noyau dur de l'Amazighité revisitée. Parmi toutes les expressions artistiques et littéraires qu'on vient de passer en revue, y compris la chanson populaire des rways, leur poésie mérite à elle seule une analyse à part entière. Par sa qualité visionnaire, sa portée idéologique et son impact sur les nouvelles générations qui se sont engagées dans le mouvement associatif à travers le pays, elle est incontestablement au cœur de notre problématique.
Ici, nous nous contenterons de passer en revue quelques textes représentatifs de cette tradition dans un ordre chronologique d'apparition sur le marché et non de composition. Grâce à une édition bon marché qui a facilité leur large diffusion, de telles œuvres seront vite mises à la disposition d'un grand publique et auront un impact certain sur le MCA en général. Dans une étape ultérieure de notre travail, nous essayerons d'analyser un certain nombre de thèmes et symboles qui la traversent et qu'elle partage avec les autres modes d'expressions artistiques et littéraires. Nous pensons en particulier aux mythes tel que celui de Hemmou u-Namir, à un arbre symbolique comme l'arganier, à l'Atlas comme une majesté divine inébranlable, à la montagne en général comme réservoir d'eau sans lequel la plaine aurait été longtemps aride… Ces symboles de la problématique identitaire et linguistique, en plus des figures historiques de la période pré-islamique, reviennent chez plus d'un poète de cette tradition savante.
1. Poètes-idéologues
Le petit recueil de Hassan Id Belqasm, Taslit unzar (L'Arc-en-ciel) (Rabat 1986) rassemble des pièces composées entre 1972 et 1985. L'auteur est un des fondateurs de la Nouvelle Association pour la Culture et les Arts Populaires devenue Tamaynut (Nouveauté), une des plus dynamiques organisations Amazigh qui a su encadrer une génération plus jeune que celle qui a répondu jusqu'ici à l'appel de l'AMREC pour avoir mieux capter ses aspirations. Le passé militant de l'auteur dans la gauche marocaine peut-il nous aider à expliquer certaines pièces sur la Palestine et le Liban (1983). Ce qui donne aussi à ce recueil un ton beaucoup plus militant que poétique. La pièce la plus représentative de la question identitaire est sans doute ce texte de 1980 intitulé «Awal n Tacfaerinas » (Les Propos de Tacfarinas). L'auteur y utilise deux éléments hautement révélateurs, l'Atlas et Argan, pour symboliser la résistance et la persévérance de la langue et de l'identité Amazigh dans la bouche d'un chef nord-africain qui a tenu tête à Rome. Ici le passé pré-islamique des Amazigh est revendiqué et assumé, élément capital qui distingue le MCA moderne de tous les mouvements de résistance berbère dans l'histoire maghrébine. Sur le problème du passage de l'oral à l'écrit qui préoccupait les militants du MCA à ses débuts, un texte comme «Iggut ma ittinan, idrus wa ittyaran » (On a trop dit mais on a très peu écrit) est nettement significatif. (18)
Le deuxième recueil qui a apparu sur le marché est celui de Brahim Akhiyat, Tabratt (Le Message) (Rabat 1989). Préfacé par l'académicien et premier recteur de l'IRCAM, Mohamed Chafik, le recueil d'Akhiyat contient une vingtaine de textes qui s'étalent sur une période allant de 1970 à 1988. Rien qu'un coup d'œil sur quelques titres de ce recueil nous incite à se rendre compte que nous avons à faire plus à des textes engagés d'un idéologue du mouvement qu'à la poésie proprement dite. L'auteur est en effet l'un des principaux fondateurs de la première association culturelle Amazigh, l'AMREC. Quelques titres suffisent à nous donner le ton : Les Ténèbres de la Vie (Tillas n ddunit), La Semence (Amud), Le Tonnerre (Iggig), Le Message du pays natal (Tabratt n tmazirt), Le Tourbillon (Timjiwjt), On n'a soif (Yaghax irifi), Mon Pays (Tamazirt inu)… Concernant la question identitaire, le plus révélateur de ces textes est sans doute L'Appel (Lbrîh) composé en 1971. Chanté par le groupe musical Ousman, parrainé par cette même association culturelle dont l'auteur est le Secrétaire Général et plus tard par Ammouri en solo, il a été proposé lors de la session de l'Université d'Agadir de 1991 (date de la signature de la Charte d'Agadir) comme l'hymne par excellence du Mouvement Culturel Amazigh.
Avec les deux recueils de feu Ali Sadki-Azayku, la poésie Amazigh fait sa percée dans la modernité. Car Azayku n'est pas seulement un intellectuel engagé. Ses textes sur l'amour nous révèlent un poète en plein sens du terme. Avec lui, l'engagement identitaire est porté par un souffle poétique jamais atteint jusqu'ici, ni par cette poésie improvisée des rways, ni par celle des lettrés du Souss versifiant en arabe classique comme al-Soussi ou al-Adouzi. Son premier recueil, Timitar (Les Traces) Rabat 1988, contient une trentaine de pièces en graphie arabe dont la première (sur l'amour) date de 1967 et la dernière de 1980. Très tôt, dans les années 1970, certains de ces poèmes ont été interprétés et chantés d'abord par le groupe musical Ousman et d'autres plus tard par Mbark Ammori. L'élan lyrique de ces textes a attiré plus d'un traducteur. Une première tentative a été entamée par Paulette Galand-Pernet bien avant la publication du recueil : Janbiyyi (Gennviliers), Yat Tbrat (Lettre) et Izenzâm (Les Muets). En 1980, le poète romancier Mohammed Kheir Eddine publia dans le quotidien marocain Almaghrib, (n° 1069, dimanche- lundi, 21-22 décembre 1980) la traduction française de trois des ces poèmes : Adjar n Tudert (Voisin de la vie), Yat (Une) et Imula (Les Ombres). (19)
Bien que Azayku soit sans conteste le premier poète marocain à être habité par la problématique identitaire, les pièces qui traitent de cette question dans ce premier travail s'étalent surtout entre 1976 et 1978. En voici la liste : La Parole (Awal), Le Mot (Taguri), Les Ombres (Imula), L'Ecole (Tin Mel nngh) et Ma Mère (Immi). Mais le texte le plus marquant concernant l'identité linguistique n'est malheureusement pas inclus dans ce recueil. Composé à Paris en 1970, Les Muets (Izenzâm) est porté au publique quelques années plus tard par la voix de Mbark Ammori. Nous proposons de donner ici la traduction de P. Galand-Pernet pour mesurer l'aiguisement de cette conscience identitaire autour de la langue Amazigh.
Des monts d'Atlas l'eau coule vers les plaines
Les monts engendrent le tonnerre qui secoue les terres
Atlas, en toi les plantes puisent la vie
Il n'est de grandeur, il n'est de puissances qu'en toi.
Mais où est le pouvoir de parole ? Atlas !
Que j'entende gronder ta plainte douloureuse !
D'autres parlent et qui n'ont jamais possédé
Les feuilles qui poussaient sur ton domaine
Dans le milieu de ton patio croissait un Arbre de parole
Les feuilles sont tombées. Elles ont chevauché les tourbillons
Du vent. Nous les avons perdues
Jusqu'aux dernières qu'emporta le torrent
Et nous sommes restés la langue sèche et froide
Risés d'autrui, victimes, morts vivants.
Surgissez de vos tombes ! Venez, rois des Imazighen
Prenez la houe ! Faites de la montagne une forêt :
Il n'est pour guérir les muets que l'Arbre Parole
Où serait donc la honte à parler haut et clair ?
Prends en conscience ! Répète encore
"Je suis un Amazigh !" Atlas alors te répondra :
"Je suis aussi un Amazigh. Dans ma lignée
Je ne reconnais point de muets.
Je suis la vie : Soyez la vie de votre plaine !"
Le deuxième recueil d'Azayku, Izmuln (Les Cicatrices), publié à Rabat en 1995 rassemble une série de poèmes composés entre 1980 et 1991. Comme son titre l'indique, ces dix-huit pièces traitent des souvenirs bien amers, ces blessures de l'âme jamais vraiment guéries et qui continuent à hanter les années durant le poète. Parmi les thèmes traités dans ce recueil, celui de la résistance et de la révolte que nécessite l'attachement passionnel à cette même vie pleine d'amertume est ce qu'on peut retenir ici. L'aliénation de soi dans un monde brutalement nouveau, trop nouveau, est au cœur de la poésie de Sadki-Azayku. L'atmosphère apparaît souvent pessimiste mais la soif de vivre - le terme tudert (la vie) y est omniprésent - coûte que coûte dans ce même monde donne au recueil un souffle puissamment optimiste. Et c'est entre ces deux visions apparemment contradictoires que se faufile l'élan poétique de l'auteur. Le problème identitaire apparaît surtout avec deux textes majeurs, Hemmou u-Namir (1983) et Le lait maternel (Akwfay n immi) composé durant l'incarcération du poète en 1982. On peut aussi mesurer cette conscience identitaire dans d'autres textes comme Je N'écris Pas (Ur a ttara-x), Métier à Tisser (Astta) et Blessures (Izmuln) qui est repris comme titre de tout le recueil.
2. Autres Poètes
Dès les années 1990, une certaine ouverture politique va laisser apparaître sur le marché de l'édition d'autres recueils de poésie engagée dans la lutte pour la reconnaissance linguistique et culturelle, ne serait-ce que par ce simple fait de les composer en Amazigh. Ceci aussi bien dans la région du Moyen Atlas que dans le Rif. La petite tradition de résistance des aèdes du Moyen-Atlas et Sud-Est marocain a toujours été prolifique. D'après Mustapha Qadiri, elle demeure encore vivante même de nos jours. Malheureusement, la publication de ce corpus même partiel n'est pas encore réalisée. Quant à la tradition écrite, elle reste encore à ses débuts. (20) Il semble donc que cette aire linguistique n'a pas encore trouvé suffisamment de poètes-écrivains pour porter cette fibre contestataire au stade de l'écrit et constituer ce qu'on a appelé ici par commodité «la haute tradition ». A la production du Souss en ce qui concerne ce genre de poésie revient la part du lion dans cette période qui a suivi les années «de plomb » au Maroc.
Le recueil de Lahoucine Jouhadi, Timatarine (Casablanca 1997) couvre la période qui s'étend de 1975 (poème sur la bataille d'Amghala au Sahara) à 1994 (poème sur les événements du 1er Mai à Guelmima). Le fait d'être préfacé par l'Académicien qui va devenir le premier recteur de l'IRCAM, Mohamed Chafik, lui donne d'ores et déjà un cachet identitaire Amazigh. Le problème culturel et linguistique apparaît dans cette série de textes qui touche au domaine du politique (la mémoire historique, le discours du Roi sur Tamazight, la constitution, les problèmes d'identité et de langue). Le verbe de ce poète qui va s'attaquer à la première traduction complète du Coran est particulièrement fort et la langue utilisée généralement riche, précise et très recherchée. Le dernier texte en date sur ces fameux événements de Guelmima qui ont déclenché indirectement le premier discours de Hassan II sur le droit de l'Amazigh à avoir sa place dans le cursus scolaire, place ce recueil au centre de la problématique qui nous préoccupe ici.
Nous terminons cette série de spécimens de poésie engagée de la «haute tradition » par un texte d'un représentant de cette jeune génération de poètes-militants qui s'est ressourcée dans la littérature de ces premiers poètes-idéologues du MCA. Encore inédit, le recueil d'Aboulkacem Afulay se compose de textes d'une veine poétique puissante nous rappellent souvent ceux d'un Azayku aussi bien par leur fond mythologique que par leur ton enragé. Chez ce jeune poète-romancier, «orphelin des langues », la frustration linguistique reste une obsession récurrente. Deux pièces de sa création poétique intéressent notre sujet, le poème intitulé «Imi n Unufl… » (Aux portes du délire…) et surtout le texte «Ur Gigi Ufigh… » ( Je n'ai de moi… ) dont nous tenons à livrer ici la traduction sans commentaire :
Je n'ai de moi
Que cet habit déchiré des mots,
Il ne couvre
que la maigre clarté des signes,
et l'antique famine
Des ogres
Dans la généalogie des mythes ;
Le jour où je l'ai mis
Pour célébrer
L'avancé des dunes
Dans les rides saccagées de mon être
Il n'a fait surgir
En moi
Que la profonde douleur,
De se sentir
Cet orphelin des langues.
Je ne sais
Dans la brime soif des errements
Si j'arrivais un jour
à éplucher les mythes
et d'en faire le collier
aux ténèbres souvenirs
Eloignés de la mémoire du temps.
Ainsi, la porte s'ouvrirait,
Comme le levé du jour,
Sur un ciel
Miné de ses étoiles.
*
Ainsi la construction d'un patrimoine culturel Amazigh moderne pleinement revendiqué aujourd'hui a commencé très tôt par la poésie contemporaine pour se projeter en aval vers les nouvelles expressions comme le théâtre et le cinéma et finir par inclure en amont toute la production intellectuelle et civilisationnelle de Tamazgha revisitée. Le rôle de la chanson moderne inaugurée par le groupe musical Ousman dans les années 1970 est loin d'être négligeable dans la diffusion de cette nouvelle conscience identitaire. (21) Si les trois caractéristiques du MCA - à savoir la langue, la revendication de l'histoire pré-islamique de l'Afrique du Nord et le pan-Amazighisme - traversent de long en large le travail de ces intellectuels et artistes Amazigh, la place privilégiée qui est au cœur de cette question revient sans conteste à la langue. Le problème de l'Amazigh est omniprésent aussi bien dans l'art dramatique où on fait souvent allusion au paradoxe que le berbère est enseigné partout dans le monde jusqu'au Japon et pas dans son terroir que dans la chanson-poésie où il occupe la place centrale. Dans ce genre littéraire en général, il constitue le critère par excellence par quoi on peut distinguer la poésie engagée dans la problématique identitaire du reste.
* * *
D'une façon générale, on peut dire que le mouvement culturel Amazigh est dominé par le groupe du Souss qui utilse l'Amazigh-Tachelhit dans sa production littéraire et artistique. Cependant, cela ne veut pas dire que la contribution des deux autres variantes de l'Amazigh, surtout en Tarifit, soit négligeable mais seulement que la production en Tachelhit est bien supérieure par sa quantité, sa diversité et sa diffusion. Dans ce sens, il faut dire que de la même façon que la Kabylie est en avance sur les autres aires productrices de discours identitaire Amazigh, le Souss semble prendre la tête du peloton au Maroc. Ceci se vérifie dans presque tous les domaines intellectuels et artistiques qui véhiculent la problématique en question. Pour s'en convaincre, il suffit de considérer la proportion des intellectuels et artistes engagés dans ce processus. Il en est de même quand on se penche sur le domaine artistique en général, aussi bien musical, théâtral que cinématographiques comme les films-vidéos et les DVD tout récemment. Il paraît que ces productions en Amazigh-Tachelhit se vendent et circulent facilement dans le Haut-Atlas oriental et le Moyen-Atlas en dehors de leur domaine linguistique d'origine. Dans ce cas, peut-on envisager à ce stade les conséquences d'un tel phénomène ? Cette dominance de la langue berbère-Tachelhit dans la production littéraire et artistique peut-elle contribuer à homogénéiser la langue Amazigh au détriment des autres variantes à l'instar de ce qui se passe avec le film égyptien au niveau du monde arabe ? La guerre linguistique à l'intérieur de l'Amazigh aura-t-elle lieu ou a-t-elle déjà commencé ?
Autre remarque non moins intéressante. Une grande majorité des intellectuels actifs dans le MCA marocain sont le produit de l'enseignement 'arabo-islamique' dont l'un des chefs-lieux au sud est l'Institut Islamique de Taroudant fondé juste après l'Indépendance pour une toute autre fin - pour ne pas dire dans un but opposé. (22) Pour prendre un exemple significatif, considérons le cas de Lahoucine Jouhadi, produit de cet enseignement fondamental et représentant prolifique de cette génération d'intellectuels Amazigh. Si son travail concernant la traduction du Coran, de la biographie du Prophète et de certaines traditions prophétiques (hadith) en Amazigh-Tachelhit donne au prime abord l'impression de poursuivre le projet du faqih traditionnel de ce « Souss al- âlima », à notre avis, il s'inscrit plus dans cet effort continu du MCA de faire revivre la langue berbère savante que de la mettre au service du dogme religieux. Ironiquement, on a l'impression que dans ce cas comme dans le cas de toute cette catégorie d'intellectuels Amazigh, c'est plutôt leur connaissance approfondie de la culture islamique classique et leur maîtrise parfaite de la langue arabe classique qui sont mises au service de la promotion et de la résurrection de l'Amazigh. Ruse de l'histoire ou paradoxe inévitable, cet élément constitue à lui seul une des forces, et pas des moindres, du MCA marocain. Cela ne veut en aucun cas dire que la contribution de l'intellectuel Amazigh sorti de l'enseignement moderne soit négligeable. Mais il est certain que l'impact produit par le travail des arabisants - qu'ils soient le produit de cet enseignement traditionnel ou celui des écoles modernes comme Ahmed Assid - sur le terrain social marocain est de loin plus effectif, plus étendu et plus porteur de fruits. En fait, la politique d'arabisation a produit un lectorat en masse, souvent plus sensible à la rhétorique arabe, qu'elle soit Amazigh ou islamiste, qu'à tout autre discours. Par son ancrage dans le tissu socioculturel marocain, l'intellectuel arabisant est par conséquent plus «organique » et beaucoup mieux armé à faire face à toutes sortes d'accusation idéologique et intimidation intellectuelle. Ce qui est loin d'être le cas du producteur du discours francophone que les anti-Amazigh qu'ils soient islamistes ou arabistes, de bonne ou de mauvaise fois, appellent «les enfants de Lyautey ». Le pouvoir marocain est sans doute le premier à saisir la portée d'un tel changement produit par cet enseignement arabisé sur le terrain socio-politique. A l'écoute du discours écrit en arabe sont les couches récemment scolarisées et souvent sans grande perspective socio-professionnelle. Autrement dit, si feu Ali Sadki-Azayku avait écrit plutôt en français son fameux article qui lui a coûté un an d'incarcération sans appel en 1982, personne ne lui aurait probablement prêté attention et il ne serait sans doute pas arrêté. Mais, pour l'auteur, cibler tout autre lectorat valait-il vraiment la peine ? Ainsi des deux figures emblématiques qu'a produit ce grand Souss moderne par delà le Haut-Atlas, Mohamed Khair Eddine et Mukhtar al-Soussi, c'est dans la continuation du second que se situe l'intellectuel «organique » Amazigh.
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NOTES
(1) Pour ce qui est du cas algérien, voir Omar Carlier, «La production sociale de l'image de soi. Note sur la 'crise berbèriste' de 1949 », Annuaire de l'Afrique du Nord, XXIII, 1984, 347-371 et Salem Chaker, « L'affirmation identitaire berbère à partir de 1900, constances et mutations (Kabyles) », Revue de l'Occident Musulman, (Berbères, une identité en construction), Edisud 1987, pp. 22-24.
(2) Dans le cas du Mouvement Culturel Amazigh, nous parlerons volontiers d'ethnicisme dans le sens de Jean-François Gossiaux, à savoir, d'après Abulkacem Afulay, tout mouvement qui utilise les méthodes du nationalisme comme l'édification d'une haute culture à partir des éléments de la culture populaire tout en évacuant dans son projet l'idée d'un territoire ou la constitution d'un Etat.
(3) Al-Alam al-Amazighi, n° 42, Février, 2004, p. 13. Une revue lancée par L'AMREC porte aussi le même nom «Amud».
(4) En coordination avec la Délégation du Ministère de la Culture et avec l'appui de l'Association Professionnelle des commerçants de la Wilâya de Casablanca, la troupe Tafoukt se produit au Complexe Culturel Sidi Belyout– Casablanca avec Tjla Nufat (On l'a trouvée après l'avoir perdue) (scénographie et mise en scène de Khalid Bouichou) le dimanche 27 avril 2003. La Première chaîne de télévision nationale, la Une, a présenté le 19 décembre 2003 la pièce « Mani trit a Baqcic ?» (Où vas-tu clown ?) par la troupe théâtrale Tamunt.
(5) Il est vrai que le Mouvement Populaire de Mahjoubi Aherdane a déjà inscrit dans son programme la revendication-clef de l'Amazighisme : la langue berbère, même si cette revendication n'est avérée dans ce cas n'être que de la rhétorique politique. Par ce fait, on peut théoriquement le considérer comme appartenant au MCA. Par contre, nous en excluons l'Association des Anciens Elèves du Collège Berbère d'Azrou, fondée en 1942, tout comme cette ONG gouvernementale qu'est l'Association Iligh fondée dans les années 1980. Ceci pour la simple raison qu'aucune des deux ne revendique même théoriquement ce facteur-clef qu'est la langue, ni même la dimension culturelle Amazigh. On estime qu'elles n'ont rien à voir avec MCA marocain lancé par l'AMREC en 1967, Tamaynut entre autres.
(6) En effet, si l'association Tifawin a commencé a être connue du public par ses pièces en arabe ("ashshewwaha galt" (1981) et "wuld l-mukhtâr lbuhali" (1983)), son rôle a diminué par la suite bien qu'elle aie produit d'autres pièces toujours en arabe (« Ayyuhâ al-fa'r aqrîd al-habl » et « al-'uyûn al-zujâjiyyah », Voir l'nterview avec l'acteur Ahmad Daddouj in le quotidien Al-Ahdât al-Maghribiyyah, 23 février 2003, p. 16. D'autre part, l'association «Nahda » a produit auparavant une pièce sur le problème palestinien intitulé Saât Sellam.
(7) Un des fondateurs du groupe musical Nass Al-Ghiwan, Omar Sayyed, et d'autre ont pris des rôles dans le film Cabrane Hmad (Warda Vision) ; Touria Alaoui qui n'a fait du théâtre jusqu'ici qu'en arabe commence à jouer en Amazigh (voir la pièce Mani trit a baqchich, diffusée par la Première chaîne de télévision marocaine (la Une). Une au mois de décembre 2003). D'autre part, une politique d'ouverture des médias nationaux vers les expressions artistiques Amazigh commence à donner ses fruits. Faouzi Vision vient de produire «Tuf Tanirt », un long métrage tourné en 2003 pour la Une. Basé sur le mythe de Hemmu Unamir, le film traite de l'attachement à la terre, l'immigration et le sentiment de l'exilé, la recherche de l'identité collective et le problème de la libération interne de la personnalité. Le thème de l'arganier comme symbole de l'enracinement territorial de l'identité, sa continuité et sa persévérance dans le temps y est aussi traité.
(8) Si dans les années 1980 Mbark Ushallush, un poète du Jabel Bani, s'émerveillait devant le magnétophone qu'il appelle « les oreilles d'acier » (imzgan n uzzal awr ilin asafar), le poète-chanteur Ali Chouhad, dans un de ses entretiens des années 1990, remercie celui qui a inventé la vidéo pour 'avoir pensé' aux Amazighs : « walli iskren lvidyu d is iswangem gh Imazighen ».
(9) Sur le renversement du stigmate, voir Michel Wieviorka, La Différence, Paris, Eds Balland, 2001, chapitre 6.. Je tiens à remercie ici Abulkacem Afulay pour cette référence et autres commentaires sur le premier draft de ce texte.
(10) Ces remarques nous obligent-elles à conclure que le culturel ne peut être qu'au service du politique qui, seul, est capable de le manipuler à son insu. Autrement dit, le culturel ne peut-il pas déboucher par lui-même sur le politique et accoucher de celui-ci sans que des éléments exogènes l'utilisent à leur fin ?
(11) Lors de la discussion d'un premier jet de ce travail autour de la Table Ronde sur «Les usages de l'identité amzighe au Maroc » organisée à Marrakech (20-21 février 2004) par l'Equipe de Recherches sur les Identités Collectives (ERIC), un intervenant s'étonne avec beaucoup d'innocence du fait que la traduction française de ces fragments de chanson n'a rien de poétique ni de lyrique, comme si tout d'abord le texte original en berbère-Tashelhit lui-même l'était. Le postulat de cette attitude concernant ce qu'on nomme généralement «la poésie berbère » date à notre connaissance des années 1920 avec Henri Basset. Il consiste à cataloguer tout texte mis sous forme versifiée, psalmodiée ou simplement chantée comme étant nécessairement poétique du simple fait qu'il n'est pas en prose. Parlant de l'œuvre versifiée d'Awzal sur le droit musulman, Basset dit textuellement presque la même chose, à savoir qu'il n'y trouve «nulle grâce, nulle beauté, nulle poésie ». L'auteur de cette intervention par ailleurs plus «sérieux » et certainement mieux placé que Basset - presque un siècle après - ignore que tout texte mis sous forme de vers n'est pas forcément poétique et que la versification est aussi une méthode didactique que les sociétés à tradition orale utilisent pour faciliter la mémorisation. Dans les deux cas, le même postulat a donné lieu à un certain genre de «discours du maître » souvent irritant. Concernant les textes versifiés (nnadm) d'Awzal, voir la nouvelle édition de Essai sur la littérature des Berbères, préfacé par Ahmed Boukous, réedition, Ibis Press – Awal, Paris, 2001) page 53 ; (pour la 1ère édition, Jules Carbonel, Alger 1920, voir page 76). Sur le «Discours du maître » voir T. Todorov 1985 : 56.
(12) Il est intéressant de voir ce texte changer de place dans la seconde édition de ce recueil parue en 2001. L'auteur l'a relégué à la fin alors que, dans la première édition de 1979, il était en exergue tout au début. Moustawi ne voit-il plus la nécessité d'en faire un message après vingt-deux ans de pratique de l'écrit en Amazigh ?
(13) En ce qui concerne le poème sur la prise d'Alger, voir «Lqist n Djayr » (Gedicht die Einnahme der Stadt Algier 1830) in Hans Stumme, Dichtkunst und Gedichte der Schluh, Leipzig 1895, pp. 64-74. Sur cette littérature savante du Souss, voir l'ouvrage de Nico van den Boogert, The Berber Literary Tradition of the Sous, Leiden, Nederlands Instituut voor Nabije Oosten, 1997. Voir aussi notre compte-rendu de cet ouvrage "A la recherche des manuscrits berbères", in PROLOGUES, (revue maghrébine du livre), Casablanca, n° 26 – Hiver 2003, pp. 66-74
(14) Texte chanté mais non vendu comme tel sur le marché, « Rzemgh d i wulli nu x ludâ f uzddig » enregistré en 1986 auprès de Youssef des Ayt Wabelli (Jabel Bani), ancien gardien de nuit dans un garage de voiture près de la gare centrale à Rabat. Sur ce poète chanteur, voir le site web : www.azawan.com
(15) Voir le texte inédit de l'auteur intitulé «Inflas n umarg » (vers 10-11)
Izzd a icelhiyn terdâm nit tadallit gh umarg nnun
Nghdd irdâ bdda yan immutn s matt ittjurrun
(16) Dans un autre fragment Hmad u-Talb Azûd va encore plus loin dans ce sens pour dire que s'il y avait entente entre nous autres Ichelhîyn, il y aurait bien longtemps qu'on aurait soumis les autres le bâton à la main. (Benihya 1996 : 95). Rays amateur Bihti est resté ouvrier immigré à Paris tout en chantant et composant pour ses amis aussi bien au pays que dans l'immigration. Quant à Albensir, bien qu'ouvrier en Europe pour une courte durée, il s'est installé à Casablanca où il s'est consacré à la chanson. Entre les deux chanteurs, des joutes poétiques se transmettaient par cassettes magnétiques.
(17) «Tamukrist », texte de Hmad Aàlu Hemmu, chanté par Ammori Mbark (Cassatte Ouahmane) :
A vie, pour l'amour de mon pays je me consacrerai
Ainsi que pour cette langue que je parle et écris
(18) Sur Taslit unzar, Ahmed Assid écrit : Avec ce recueil, le poète entend donner à l'identité Amazigh une chance de s'exprimer librement et d'affirmer son ancienneté historique et son indépendance par rapport aux autres composantes sociales. Tel est le fond idéologique du discours de Taslit n unzâr ». (Assid 1990 : 61) cité par Mustapha Faruqi dans Al-Alam al-Amazighi, décembre 2003 / 2953, n° 40, p. 15.
(19) Pour une nouvelle traduction française du texte Imula (Les Ombres) par Abdallah Bounfour, voir Awal Cahiers d'Etudes Berbères, éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, Paris 1986, n° 2, p. 199). Claude Lefébure nous offre d'autres traductions françaises, Una n irafan (Puits de stérilité), Awal (Avant-dire) et Janbiyyer (Gennvilliers), publiées dans Méditerranéennes, n° 11 (Voix du Maroc) Paris 1999-2000. A ma connaissance, un seul texte d'Azayku a trouvé une traduction arabe jusqu'à ce jour. Le poème Taguri (le Mot), traduit par Mohamed Adiwane, a été publié dans la même revue Méditerranéennes n° 11 (version arabe). Sur la biographie et certains poèmes de Ali Sadki-Azayku, voir le Site Web www.mondeberbere.com
(20) A ma connaissance, le recueil de Omar Taws, Ijddiden n igenwan, publié en 1996, à l'exception du texte intitulé Adrar nnegh (Notre Montagne), ne contient pas de textes concernant directement notre problématique. Celui de Haddachi (2001) pourrait retenir notre attention avec une ou deux pièces.
(21) Sur le groupe Ousman, Mbark Ammori et la nouvelle chanson berbère marocaine, voir l'article de Claude Lefébure, «OUSMAN : la chanson berbère reverdie » dans Annuaire de l'Afrique du Nord, ?. voir aussi le site web www.azawan.com
(22) Il est significatif que la seule librairie à Casablanca spécialisée dans cette production du MCA (livres, journaux, audiocassettes, vidéocassettes, DVD…) est détenue par un Soussi, lui-même lauréat de l'Institut Islamique de Taroudant.
Bibliographie
- Al-Alam al-Amazighi, n° 42, Février, 2004
- Al-Ahdât al-Maghribiyyah, 23 février 2003, p. 16.
- Akhiyat 1989 : Brahim Akhiyat, Tabratt (Le Message) (Rabat 1989)
- Assid 1990 : Ahmed Assid, "Dîwân al-shiàr al-amâzîghî al-jadîd bayna sultât al-masmûà wa-azmat al-maktûb » in Rays Hmad Amentag, editions AMREC, Rabat 1990. (cité dans Al-Alam al-Amazighi, Décembre 2003 / 2953, n° 40, p. 15)
- Azayku 1988 : Ali Sadki-Azayku, Timitar (Les Traces) Rabat 1988
- Azayku 1995 : Ali Sadki-Azayku, Izmuln (Les Cicatrices), Recueil de poésie Amazigh, Rabat, 1995
- Basset 2001 : Henri Basset, Essai sur la littérature des Berbères, Ibis Press – Awal, Paris, 2001) ; [1ère éd., Jules Carbonel, Alger 1920].
- Benihya 1996 : Lahucine Benihya, « Tamagayt gh umarg Amazigh » in Actes du 4è colloque de l'Université d'Agadir, 1996, pp. 91 – 103.
- Boogert 1997 : Nico van den Boogert, The Berber Literary Tradition of the Sous, Leiden, Nederlands Instituut voor Nabije Oosten, 1997.
- Carlier 1984 : Omar Carlier, «La production sociale de l'image de soi. Note sur la 'crise berbèriste' de 1949 » in Annuaire de l'Afrique du Nord, XXIII, 1984, 347- 371 ;
- Carter : Sandra Carter : « Moroccan Berberity, Representational Power, and Identity in Video Films»
- Chaker 1967 : Salem Chaker, «L'affirmation identitaire berbère à partir de 1900, constances et mutations (Kabyles) », Revue de l'Occident Musulman, (Berbères, une identité en construction), Edisud 1987.
- Dakhlia 1987 : Jocelyne Dakhlia, «Des prophètes à la nation : la mémoire des temps anté-islamiques au Maghreb » in Cahiers d'Etudes africaines, 107-108, XXVII-3-4, 1987, pp. 241-267.
- Geertz 1973 : Clifford Geertz, The Interpretation of Cultures, Basic Books, New York 1973 :
- Id Belqasm 1986 : Hassan Id Belqasm, Taslit unzar (L'Arc-en-ciel) (Rabat 1986)
- Jouhadi 1997 : Jouhadi Timatarine, Casablanca 1997
- Mustawi 2001 [1ère ed. 1979] : Mohammed Mustawi , Tadsa d imttâwn
- Soussi 1960 : Mukhtar al-Soussi, al-Maàsûl, Matbaàat al-Najâh, Casablanca 1960
- Soussi 1960 : Mukhtar al-Soussi, al-Maàsûl, Matbaàat al-Najâh, Casablanca 1960
- Stumme 1895: Hans Stumme , Dichtkunst und Gedichte der Schluh, Leipzig 1895
- Tabaàmrant 2002 : Fatima Tabaàmrant, Tamagit inu : Amarg n Fatima Tabaàmrant (1)
édité par Lahucine Benihya, Amrec 2002
- Taws : Omar Taws, Ijddiden n Igenwan, 1996
- Todorov 1985 : T. Todorov, Du Bilinguisme, Denoël 1985
- Site Web www.azawan.com (sur Mbark Ammori , Ali Chouhad, Albensir)
- Site Web www.mondeberbere.com (sur Ali Sidki-Azayku
- Michel Wieviorka, La Différence, Paris, Eds Balland, 2001
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