Poesie
Publie in
Lamalif, (Casablanca), n.183, 1986 :56-58
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La Conception de la Poésie Tashelhit (amarg)
Abderrahmane Lakhsassi
Amarg, c'est le mot-magie des poètes Ishelhiyn. Tous en parlent et chacun lui réserve au moins quelques vers où il se plaint de lui, ou bien parce qu'il n'y a pas assez d'amarg de nos jours, ou bien parce qu'il est victime de sa séduction. Les poètes Ishelhiyn chantent aussi ayt umarg, les gens-de-la poésie, et demandent souvent que Dieu bénisse bab n umarg, le poète. Ils parlent aussi d'imurig, (pluriel d'amarg) quand ils trouvent ce dernier trop usé. Il est vrai que tout artiste est par nature narcissique, mais les poètes I~el¸iyn le sont d'une façon exceptionnelle.
Toujours est il que très rare sont les poètes I~el¸iyn qui n'en parlent pas d'une façon ou d'une autre. Et pour cause. C'est que amarg est un terme très riche, chargé d'un certain nombre de significations poètiques et musicales. Il veut dire à la fois poèsie, sagesse, chanson, musique, amour, chagrin, regret, nostalgie et surtout - et c'est ce qui lui donne sa dose de magie - tout cela à la fois. Amarg est ce genre de mot qu'il est plus facile d'évoquer que de définir. Pour se référer à l'amour tout court, les poètes I~el¸iyn utilisent le mot tayri ou lmu¸ibt ou carrément le terme arabe l¸ubb, mais ces mots ont un champ sémantique plus réstreint. Il n'est donc pas étonnant qu'un terme comme amarg attire énormément ces poètes pour qui poèsie et chanson ne font qu'un. N'est-il pas vrai, comme on l'a souvent constaté, que la poèsie, surtout lyrique, est composée pour, tôt ou tard, être chantée. Si cela est juste dans les sociètés de l'écriture, le problème ne se pose même pas pour les poètes des sociètés orales, car chez eux, la poèsie est née avec la musique qui l'accompagne. Elle est souvent improvisée dans un élan poètique et mélodique. Les poètes I~el¸iyn sont généralement analphabètes et la plupart le proclament à haute voix " Je ne lis pas, je n'écris pas, c'est de la poèsie que je pratique" :
Ur a¿ gummi-¿, ur a-ttara-¿, lbadi´ ad sala-¿
C'est Ben Ighil qui parle. Poète descendant d'une famille de poètes du Jebel Bani, Ben Ighil ne s'accompagne d'aucun instrument de musique particulier, et pourtant ses poèmes sont toujours récités dans une certaine mélodie. C'est un an∂∂am. Il y a bien entendu ceux qui ont transcrit leurs poèmes en utilisant des caractères arabes. En témoigne ce manuscrit écrit en 1903 par Brahim ben La¸oucine des Ayt I¿elf aux Ayt Ba´emrane et dont Justinard en a traduit quelques fragments 1. Mais Brahim des Ayt I¿elf est plutôt un clerc, ††alb, qui s'est donné à la poèsie comme une vocation seconde. On a déjà là une socièté de l'écriture. On connait d'autres faqih qui, sans composer de poèmes, ont pris la peine de transcrire ceux des autres. Il est aussi vrai que le poète -compositeur-chanteur L¸ajj Bel´id utilise un crayon et du papier pour fixer certains de ses poèmes, mais ceux-ci font plutôt exception qui, d'une certaine façon, confirme la règle générale 2.
CELUI QUI SAIT
Le mot amarg possède un coté séduisant qui vient du fait, non pas de son ambiguité mais plutôt, de sa poly-valence. Amarg, c'est d'abord et avant tout poèsie dans son sens le plus général, c'est-à-dire l'art de suggérer quelque chose qui charme et élève l'homme. Les poètes I~el¸iyn se réfèrent à l'un des leurs par l'expression bab n umarg, en plus du terme an∂∂am ou nna∂im, termes plus consacrés dans le langage courant pour désigner le poète qui ne s'accompagne pas d'un instrument de musique. Chez tous les I~el¸iyn, chanteurs ou non, Sidi Óemmª est le poète par excellence. On n'a malheureusement pas encore pu déterminer l'époque où avait vécu ce personnage semi-historique et semi-légendaire à la fois. Certains l'ont fait contemporain de Sidi ¢abderra¸mane El-Majdªb à qui il ressemble d'ailleurs par plus d'un coté. D'autres l'ont fait vivre au XVIIIè siècle. On n'en sait pas trop. Toujours est-il que les I~el¸iyn lui vouent une admiration sans réserve. Quant aux poètes parmi eux, en plus de l'admiration, ils développent avec lui une certaine complicité, s'adressent directement à lui pour le rassurer que la poèsie n'est pas morte. En plus, ils lui volent ou lui prêtent des vers; car si on ne prète qu'aux riches, on ne peut dans ce domaine, voler qu'à eux. T.S. Eliot, cet autre poète d'une époque toute récente et d'un tout autre continent, disait bien qu'il n'y a que les mauvais poètes qui empruntent, car les bons poètes, eux, volent. En fait les poètes I~el¸iyn ne volent quelquefois à Sidi Óemmª que ce que d'autres lui ont prêté. Quoiqu'il en soit, il reste encore de nos jour le maître de la poèsie. Rays Ómad Amentag, dans un de ses poèmes-chansons des années 60 disait en s'adressant directement à lui 3 :
Allah ir¸em-k a Sidi Óemmª, bab n umarg
Ar ukan sul issalla wawal-nk bnadm
"Que Dieu soit te miséricordieux ! ô Sidi Óemmª, le maître de la poèsie (bab n umarg). _ Tes propos continuent à toucher encore les gens de notre époque. "Le terme amarg est employé ici dans le sens de poèsie et sagesse car, de ce que nous connaissons de Sidi Óemmª, il n'y a pas de trace indiquant qu'il s'accompagne de quelqu'instrument de musique. En se référant à Sidi Óemmª par cette expression, on fait appel plutôt aux cotés philosophiques de sa poésie. "Bab n umarg" donc, désigne ici ce sage qui dévoile le sens caché (lme´na) des choses et exprime, par la poèsie, le mystère de la vie.
Un autre poète contemporain, d'une génération plus jeune qu'Amentag, utilise la même expression pour parler du poète dans le sens de l'arabe classique (al-~ø´ir). Dans ses pérégrinations à la recherche de sa bien-aimée, Ómad Bizmawn parcourt monts et vallées pour arriver dans un lieu complètement désert où il n'y a âme qui bouge sauf Dieu. Là il commence à pleurer jusqu'à émouvoir les rochers et les oiseaux aux septième ciel. Ecoutons-le 4:
Ddu-¢ª ar yan le¿la ¢ª ur illi ya wbalis
Ula yan um¿luq a rebbi ibla kiyy
Ar alla-¢ª aylli¢ª anssalla ijarifn
Ula la†yar ar allan ¢ª wissa igenwan
Nemmiggir yan ~~a´ir, igan bab n umarg
Il y rencontre un autre poète à qui il va pouvoir raconter, enfin, ses chagrins d'amour tout en espérant recevoir de lui quelques conseils pour surmonter ses malheurs. Le mot amarg dans cette expréssion veut bien dire sagesse et savoir, au même titre que le mot arabe "al-~ø´ir" veut dire en premier lieu "celui qui sait".
Par conséquent, il n'est pas étonnant de trouver parmi les poètes I~el¸iyn qui ceux qui portent le patronyme de "boumarg", "celui-de-la-poèsie", c'est-à-dire l'homme qui s' y connait en matière de poèsie-chanson. La¸cen ben Óemmª Bªmarg est bien connu par ses chansons engagées dans les années 1950. Le nom de famille Boumarg, dit-il, ne date pas de lui mais plutôt de ses ancêtres 5. Il est issu d'une famille, comme il y en a dans cette région du Bani, où on hérite le pouvoir du verbe comme on peut être héritier de quelques palmiers-dattiers.
On retrouve aussi dans la poèsie ta~el¸it l'expression "ayt umarg", "les gens-de-la-poèsie". Cela peut bien être le simple pluriel de l' expression "bab n umarg" ou "boumarg" pour se référer donc aux poètes-trouveurs en général. Rays Abdelkader ben Abdallah, dans son poème intitulé "Je dirai a-b-c...", nous chante 6,
6. Ad ini¢ª jim : jjnjm, a ®ebbi, ayt umarg !
..................................................................................
14 . Ad ini¢ª ∂a∂ : ∂∂i∂∂ a ya††un ayt umarg.
6. Disons jim : protège, ô Seigneur, les trouveurs !
........................................................................................................
14. Disons ∂a∂ : c'est la rivalité qui divise les trouveurs.
Mais l'expression "ayt umarg" peut tout aussi bien désigner ici tous ceux en général qui apprécient la poèsie-chanson par opposition à ceux qu'elle laisse indifférent.
Pour distinguer le poète-compositeur-chanteur du simple chanteur, on utilise souvent la formule "rrays n umarg" comme on emploie la plupart du temps l'expression "amarg n rrways", pour différencier la poèsie des trouveurs-chanteurs de cette autre poèsie chantée généralement par in∂∂amn (singulier, an∂∂am, genre de chanteur-diseur de la chanson de geste) dans les danses communales, "amarg n u¸way~".
Mª¸emmad lebßir, poète appartenant à la génération L¸ajj Bel´id, donc plus ancienne que celle des précédents, dans une optique pessimiste, générale à la poésie ta~el¸it, traditionnelle au moins, compare la poésie à un malheueux infirme qui n'est ni exilé, ni malade, ni mort, mais tout simplement blessé attendant quelqu'un pour le secourir. Ecoutant le 7 :
A yamarg a uz¢ªib, ur izug, ur yu∂in, ur immut;
Is helli gan amagus, la¸ matt ittasin.
Un autre contemporain, L¸ajj Muhemmad Demsiri, dans un long poème, compare la poèsie et la science aux jours et aux mois qui demeurent sans fin ni limite 8 :
Amarg ur i¸uddi d l´ilm d irn d wussan
Kra ygatt ass ar nttujad i¢« ßidn d wawal
Ìar ar ka ntt´emmar ur jju nni¢ª ma rad kemmel-¢ª
Ici le poéte se plaint de ne pas pouvoir arriver à bout de ce qu'il veut exprimer par la poèsie en tant qu'une suite de vers, autrement dit en tant que poèmes. Car le terme amarg signifie aussi poème tout court. En témoigne le titre qu'a donné Rays Lahoucine Ou-Sihel à une de ses compositions, "le poème d'Alger" ("Amarg l lzazayr"), comme variante de "La Cantilène d'Alger" ("lqist n dzayr"). Ainsi que le note Paulette Galand-Pernet (9) qui avait travaillé longtemps avec ce poète, amarg ici désigne "un poème au sens le plus général du terme" alors que lqist signifie une chanson longue par opposition à taqsit. On remarquera en passant que Demsiri a utilisé dans les vers cités le terme "iq°siden" (singulier, aq°sid) pour indiquer surtout la longeur de ses poèmes-chansons, cet enchainement de vers qui ressemble au défilement des jours et des mois. Il a beau donc composé des poèmes, en faire de plus en plus longs, jamais il ne peut venir à terme de ce qu'il a envi d'exprimer poètiquement. Tel est aussi le cas de la science, infinie comme le temps. D'ailleurs, on retrouve cette même conception illimitée de la poésie et de la science chez Lahoucine Ou-Sihel. Dans un autre poème intitulé "Le Savoir", il dit (10) :
1. Låilem ur ihuddi : illa ttalb nnig wayyad ;
2. Amarg ur ihuddi : illa rrays nnig wayyad ;
3. Ur immkin låilm at thuddut d nnadm n chchikh !
1. Sans limite est la science : un clerc surpasse l'autre,
2. Sans limite est la poésie : un poète en surpasse un autre.
3. O nécessité de la science infinie et du chant sans fin du trouveur !
D'autre part, le fait qu'on dit couramment flan ihsa gigan d'umarg pour signifier qu'un tel a appris par coeur beaucoup de vers de poésie prouve bel et bien que le mot amarg est employé dans le sens de poème en tant que suite de vers ou fragments de celui-ci. Il est vrai que le poème ou fragment appris serait toujours dit dans un air musical, car il serait souvent appris avec et à l'aide d'une certaine mélodie. Ce qui lui donne, bien entendu, le sens de poésie au sens large du terme.
B. Amarg en tant que chanson et musique
LE BESOIN DE CHANTER
Comme la poésie dans les sociétés à traditions orales est souvent chantée, amarg veut dire aussi chanson et la musique qui l'accompagne, ou plus précisément, ce désir très fort de vouloir chanter et vivre en artiste. La plupart des chanteurs Ichelhiyn, pour ne pas dire des artistes tout court, voient leur métier comme une vocation contre laquelle ils ne peuvent rien du tout. Amarg, c'est donc ce besoin irrésistible imposé par le destin dont se plaint Rayssa Reqiyya Tademsirit entre autres (11) :
A y-amarg ur ak nzikh ula sellem-h ak
A kiyyin d lhubb ad anh ikkisn tiram
O chant-poésie ! je ne te pardonne, ne te fais nulle gràce,
Seul toi et l'amour m'ont coupé tout appétit.
Car c'est tout ce qu'on peut contre cette nécessité de composer les vers et chanter, s'en plaindre. Pour dire vrai, cet amarg peut emmener l'artiste trés loin. Un refrain de Rays Hmad Bizmawn est clair là-dessus (12) :
Amarg af ukan nejla nekhwu leblad
Igan-h lhawa laryach ar nezzigiz
"C'est à cause de la poésie et pour la chanson que j'ai quitté mon pays pour vagabonder; je vais sans but par la force du désir qui m'a fait pousser des ailes." Amarg donc peut entrainer le poéte bien loin de chez lui, à quitter son pays, sa famille, ses amis... pour des lieux inconnus, pour des aventures inattendues. Combien de chanteurs et chanteuses vous raconteraient les conséquences de leurs passions et le prix qu'ils paient pour pouvoir se consacrer à leur vocation. A ce niveau, la poésie devient réaliste. Ecoutons Rays Hmad 0u-Mahmoud qui se résigne à poursuivre sa vocation de musicien-chanteur (13) :
Amarg iqqan yyid akk ka tfer chuwwer-gh
Inna s agh tiwi-t izåem yyi sis udar
Cette vocation, il est vrai, n'est pas très lucrative, mais le chanteur l'accepte et l'assume. Il la préfère, dit-il, à d'autres où on exploite ou vole carrement autrui.
Amarg-inw d rribab-ngh kas ukan nåich
Iknna yga iqadda yuf igh a ttakur-h
Le terme amarg renvoi clairement ici à la chanson et à la musique."C'est ma chanson et mon violon monocorde (ribab) qui me permettent de survivre; mais quel que soit le genre de vie qu'ils me procurent, il est préférable au vol". Est-ce à dire que la genre de vie que mène Rays Hmad Ou-Mahmoud en tant que chanteur-musicien est un choix délibéré ? Non, car le refrain de la même chanson montre bien que le poète le poursuit malgré lui.
Igh agh isghwi bezziz, nhuch ukan nfiss
Imma amarg, a lehbab ur sul agh ittimim
"Si, par la force des choses, on est obligé de se lever, on va dancer et se taire, car la musique, mes amis, je ne la trouve plus douce". Le chanteur-musicien est pris dans un genre de vie qu'il n'arrive pas à contrôler. Mais si Rays Hmad ne trouve plus amarg aussi doux , d'autres comme Rays Larbi ben Abdallah, n'y trouve que joie et plaisir (14) :
11. Nekki ibla yagh rebbi, a g°ma, s umarg, nzzu gi sn.
12. Nekki tella yi chchahwa gh umarg, tedda di sn.
11. Moi, ma passion, mon frère, c'est la chanson,
Depuis toujours et à jamais je m'y attache.
12. Ma joie se trouve en la chanson !
Joie et chanson inséparables .
En fait cet amarg, c'est comme l'amour et la passion. On ne peut qu'être à sa merci comme le mort entre les mains de celui qui le lave pour utiliser la métaphor préférée des Soufis. Le poéte-chanteur a le sentiment de subir le désir de composer et chanter des vers comme il aurait subi l'amour lui-même. Et le terme amarg contient les deux sens. Et c'est aussi pour cela qu'on l'utilise aussi dans le sens d'amour, mais aussi parce que l'objet de la poésie chantée est d'abord et avant tout l'amour.
LA PASSION ET L’AMOUR
Dans la poésie chantée, surtout la poésie lyrique, les poétes Ichelhiyn- durant les jours de paix- parlent souvent d'amour. C'est pour cela que le terme amarg veut dire en même temps amour, passion et désir d'être avec l'autre. On peut dire que dans la poésie tachelhit, l'amour et la poésie chantée se distinguent difficilement dans le terme amarg qui les désigne. En fait ce sont deux faces d'une même et simple pièce. Laissons encore une fois la parole à Bizmawn, poète de l'amour malheureux (15) :
Amarg nnun a y ahbib ad agh isengaran d lwaldin-negh.
C'est ton amour, mon amie, qui m'a séparé de mes parents.
Il faut avoir ici en mémoire l'histoire de Hammou Ou-Namir pour mieux apprécier la passion qu'a pu subir le poéte pour pouvoir abandonner ses parents et suivre son amour. C'est une décision qui a dû passer par un déchirement atroce. La tragédie d'Ou-Namir est bien connu des poétes. Rays Omar Wahrouch en a composé une version poétique. D'autres en ont exploité le thème pour parler de la passion amoureuse (16) :
L'amour est chose cruelle. Qui dira qu'elle est légère,
Qu'il ait à la supporter.
C'est par l'amour qu'Ou-Namir, au septième ciel, fut ravi
Et puis retombe sur la terre. Voilà le malheureux perdu.
Pour exprimer les effets produits par amarg sur l'âme, les poétes utilisent souvent la métaphor du moulin qui moud; le désir d'être avec l'autre broie le coeur ou le foie comme le moulin le grain. En effect amarg peut même "manger" le coeur du désireux. Amentag nous dit dans le même poème déjà cité plus haut :
Ah a wakwak izd°a dah umarg ul-inw
Ghikelli z°d°an-t terbatin azzar ger walln
Ah a wakwak izd ad allah arda ssalh
Irumiyn imma ahbib ur aten thewwal-h
"Mon Dieu, amarg a broyé mon coeur, -Comme les jeunes filles ont tressé les petites mèches qui couvrent leur front, entre les yeux. -Mon Dieu, faut-il que je pleurs au point de faire pleurer les Chrétiens,_ Car mon amie ne se soucie guère de moi". Le poète a bien entendu joué ici sur le verb iz°d°a qui veut dire à la fois moudre, broyer, pulvériser et en même temps tisser, arranger minutieusement les tresses de cheveux; On comprendrait alors la difficulté de rendre par la traduction les effets que peut avoir la repétition d'un même verbe signifiant deux actions différentes tout en jouant sur son ambiguité. Toujours est-il qu'ici, Amentag parle à la fois de cet envi irrésistible de composer, de chanter - de chanter l'amour, et de désir amoureux lui-même.
CHAGRIN ET REGRET
Amarg est par conséquent le terme qu'utisent les Ichelhiyn et surtout les poétes entre eux pour exprimer l'emotion poétique, amoureuse, ou simplement nostagique. Et comme leur vision du monde, telle qu'elle apparait dans la poésie traditionnelle au moins, est plus pessimiste qu'autre chose, cette émotion est souvent mélancolique. Si donc les poètes Ichelhiyn chantent l'amour comme tous les poètes, ils chantent surtout l'amour malheureux. Bien entendu, sous tous les cieux et de tout temps, il est beaucoup plus facile de chanter les peines de l'amour que ses joies. "Il n'y a pas d'amour heureux" chantait Georges Brassens. Disons pour ne pas rester trop pessimiste que l'amour heureux peut se passer des autres. Toujours est-il que l'amour ne va pas sans chagrin ni regret. En poésie tachelhit, c'est encore le mot amarg qui est utilisé pour désigner le chagrin éprouvé durant l'absence de l'autre. On dit d'ailleurs couramment "yagh-yyi umarg-nek", ce qui veut dire littéralement "le chagrin de ton absence me fais mourir", ou plus simplement "tu ne manques, je m'ennuie de ton absence". Cet amarg entraine nécessairement avec lui une sorte de mélancolie, cette humeur noire qui rend triste, c'est le fameux "soleil noir" dont parle de Nerval. Plus de passion, plus d'affection, plus de goût pour rien. De même, qu'on dit yagh-yyi umarg n tmazirt, j'ai le mal du pays. Et la poésie de l'exile exploitera à fond cet aspect du terme pour jouer sur le sens du mal du pays, de la bien-aimée laissé au bled et ce manque de chanter et danser ensemble. Ce sens du terme amarg est bien mis en relief dans certaines chansons. En témoigne les lamentations de cette femme qu'on a mariée à quelqu'un, loin de son pays et qui ne demande que le divorce pour rejoindre sa famille et ses ami(e)s et peut être bien ses anciens amours aussi:
Yagh-yyi umarg (i), yagh-yyi umarg (i)
Yagh-yyi umarg n tujja ula lahbab (i)
Kfiyyi tabratt inu, hann rih dar-ngh (i)
C'est qu'en fait l'amour est souvent inséparable du chagrin et du regret. La richesse du terme amarg vient donc du fait qu'il contient tous les trois sens à la fois et les poètes ichelhiyn ont bien su exploiter cette poly-valence du terme. Il faut dire que rares sont les poétes-chanteurs ichelhiyn qui ne consacrent pas quelques vers à amarg. C'est encore Hmad Amentag qui se plaind du fait que l'amour-poésie-chanson-nostalgie est mort et enterré Il regrette le temps passé où les gens aimait amarg dans son fameux refrain:
Imurig igg°z ikaln
Imurig igg°z ikaln
Amarg avec ses différentes significations dans la poésie tachelhit ne peut donc que nous paraitre intéressant en lui-même, riche comme une mine, beau comme la poésie elle-même. Mélancolie, regret du passé à jamais révolu, chagrin qu'on déguste amoureusement y sont.
S'il faut à tout prix généraliser en ce qui concerne l'amour dans la poésie tachelhit, c'est-à-dire amarg dans amarg, on dirait qu'il est coloré de mélancolie. Je ne parle ici que de poésie traditionnelle. L'âge d'or est passé, révolu et fini pour toujours. Seul les gens d'autrefois ont su vivre comme il se doit, et ceci dans tous les aspects de la vie, ces mêmes gens qui ont séduit Lahoucine Selawi:
Mahla nnzaha måa nnas lq°dam
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Notes
(1) L. Justinard, Villes et Tribus du Maroc: Les Ait Ba Amran, Paris,Honoré Champion, 1930.
(2) Nous ne parlons ici bien entendu que de la poésie dite traditionnelle. Depuis les
années 70, certains poétes Ichelhiyn, surtout des intellectuels parmi eux, écrivent des poèmes que d'autres chanteurs reprennent. Nous pensons surtout à M. Moustawi, A. Azayku-Sidki, et nous espérons entendre bientôt ceux de H. Id Belkassem et d'autres.
(3) " Bousalem"
(4) Omar Amarir, Al-Chiår al-maghribi al-amazighi, Casablanca, Dar al-kitab, 1975; pp;
140-1 (vers 24_28).
(5) Ibid. p. 129.
(6) Paulette Galand-Pernet, Recueil de Poèmes Chleuhs, Paris, Klincksieck, 1972, notes p. 295.
(7) O. Amarir, p. 29.
(8) Ibid., p. 32 (vers 4-6).
(9) P. Galand-Pernet, p. 247.
(10) Ibid. p. 88-9.
(11) O. Amarir, p. 147.
(12) Cassette, Koutoubiaphone CKTP 5024,1974, (face 1).
(13) Disque, Lyrichord LLST 7316, The Rwais, Moroccan Berber Musicians from High Atlas, Recordings, notes and pholographs by Philip D. Schuyler, New York, (side1).
(14) P. Galand-Pernet, p. 112-3.
(15) Cassette, Koutoubiaphone CKTP5024, 1974, (face 2).
(16) L. Justinard, "Poèmes Chleuh recueillis au Sous", Revue du Monde Musulman, LX, 1925, p.74.
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Amarg (pluriel imurig) est le terme q