Amazighité et question identitaire
Article publié dans :
Cahiers de Recherche du Centre Jacques Berque,
n°3, 2005, pp.187-201
Amazighité et question identitaire
Abderrahmane LAKHSASSI
Depuis la déconfiture de certains systèmes d'explication du monde, on assiste de nos jours à la construction de nouveaux blocs (Communauté Européenne, idée de la Méditerranée, Unité Maghrébine...) face à la peur de la mondialisation que certains perçoivent comme un système totalisant encore plus dangereux. Parallèlement, à l'intérieur des état-nations, qu'ils soient anciens (Europe occidentale par exemple) ou récemment construits (Tiers-Monde) on voit surgir ça et là des identités religieuses, ethniques, culturelles et linguistiques.
Paradoxalement, plus une société se modernise, plus elle se réclame du passé, cherche ses racines et revendique l'héritage ancestral donnant ainsi l'impression (au niveau du discours du moins) de s'opposer à la nouveauté. Si on prend les trois discours qui ont émergé récemment dans le champ culturel marocain depuis la chute du mur de Berlin - à savoir, le féminisme, l'islamisme et l'amazighisme (Moudden : 135)[1] - on peut dire que les deux derniers font appel à une certaine nostalgie du passé alors qu'ils sont, par delà leurs discours, d'importants indicateurs de la modernité, de ses signes et de ses symptômes. Tout se passe comme si les sociétés contemporaines, plus que les communautés antérieures, étaient souvent forcées "d'inventer, d'instituer ou de développer" de nouvelles structures référentielles et de nouveaux points de repères idéologiques pour mieux survivre.
Ceci étant, il n'y a aucun doute que l'identité culturelle amazighe soit, comme toutes les identités revendiquées, une construction historique, «imaginée, mais non imaginaire ».[2] Autrement, comment expliquer le fait qu'elle ne se soit pas manifestée plus tôt. Pourquoi attendre la défaite des armées arabes de 1967 et la situation mondiale avec ses mouvements contestataires pour voir naître cette revendication ? C'est dire l'importance du contexte aussi bien national, régional arabe que mondial, pour entreprendre la construction d'une nouvelle image de soi et les limites de l'entité culturelle à laquelle on veut désormais appartenir. Même la date d'adoption de l'accord international sur les droits civils et politiques avec l'article 27 concernant les groupes linguistiques et culturels n'est pas fortuite. En effet, la mention de ces mêmes droits jusqu'ici écartés dans la charte universelle des droits de l'homme en a été faite pour la première fois en 1966.[3] Est-ce alors un hasard si la fondation aussi bien de l'Académie Berbère à Paris que de l'AMREC, cette première association culturelle amazigh au Maroc, ont pu voir le jour immédiatement après cette date ?[4]
Cela ne veut pas pour autant dire qu'auparavant il n'y avait pas eu – du coté du groupe concerné – un sentiment de suffocation politique et de frustration culturelle. Ce qui ne veut nullement dire non plus que la conscience d'appartenance à la culture amazigh n'est pas 'émotionnellement authentique' chez les uns comme il peut être 'tactiquement et stratégiquement manipulable' chez d'autres. En outre, il peut être les deux à la fois chez certains, comme il peut tout aussi bien commencer à être l'un pour devenir l'autre et vice versa chez les mêmes personnes. En fait l'ensemble de ces possibilités est toujours ouvert et les frontières moins étanches, ne serait-ce que pour la simple raison que les différentes attitudes et positions sont loin d'être incompatibles et encore moins contradictoires.
Il paraît que les vieux modèles de traditions abandonnées sont toujours valables et viables. Et si on les abandonne pour en inventer d'autres, c'est souvent parce que ces vieux prototypes ne sont plus délibérément "utilisés ou adaptés", selon Eric Hobsbawm. Ainsi certaines lacunes idéologiques apparaîtront de temps à autre dans le champ socio-politique. Or, étant donné que la société, tout comme la nature, a horreur du vide, il faudrait remédier à ce manque. Mais alors quelles "lacunes permanentes" l'Amazighisme vient-il combler ? Autrement dit, quels sont ces vieux modèles "périmés" que vient remplacer ce courant idéologico-culturel ? L'hypothèse la plus plausible parait être l'idéologie panarabiste moribond laissant derrière lui depuis la défaite arabe de 1967 cette grande lacune inacceptable qui ne demande qu'à être comblée. Et de suite. La première guerre du Golfe de 1990 après l'invasion du Koweït par l'Irak baathiste et la débâcle de Saddam comme nouveau zaim après celle de Nasser comme ancien, a certainement crée dans le monde arabe et incontestablement au Maroc post indépendant un vide idéologique sans précédant.[5]
Nous essaierions dans ce papier de dégager tout d'abord ce qui distingue le Mouvement Culturel Amazigh (désormais MCA) de ce que les historiens d'Afrique du Nord ont l'habitude d'appeler depuis l'antiquité «la résistance berbère»[6] avant de tenter d'appliquer la notion de Hobsbawm, "The Invention of Tradition", à l'Amazighisme. Il s'agirait par conséquent de se pencher sur les mécanismes utilisés par ce mouvement en tant que genre de "tradition inventée" pour voir comment la construction de cette identité culturelle pleinement revendiquée aujourd'hui se manifeste dans le discours amazigh.
I. Le Mouvement Culturel Amazigh
Awal nnex ad ax igan, igh immut nemmut
Azayku[7]
A. Caractéristiques
Parmi les différentes sortes de manifestations de la dimension berbère qui jalonnent l'histoire maghrébine, le mouvement identitaire amazigh contemporain, que ça soit en Algérie ou au Maroc, nous semble se distinguer principalement par les trois caractéristiques suivantes :
- La première concerne la découverte de la beauté du parler maternel. La référence à la langue berbère est quasi-permanente aussi bien dans le corpus doctrinal, la littérature militante que dans la production littéraire et notamment poétique. En effet pour la première fois dans l'histoire maghrébine, l'idiome local s'est vu doté – de la part des natives eux-mêmes - d'une estime au moins aussi haute que les langues étrangères dominantes qui se sont succédées dans la région. La découverte par les intellectuels amazighs de la simple vérité que la langue officielle n'est autre chose qu'un dialecte pris en charge par le pouvoir politique - à un moment donné de son histoire - a déclenché chez eux un nouveau regard sur leur parler maternel. La démystification des langues dites savantes et avant tout l'arabe - même en tant que langue liturgique de «la haute tradition » - ne peut que s'en suivre. Il est significatif de voir dernièrement le berbère être désigné comme étant une langue et non seulement un ensemble de dialectes. Officiellement, on commence déjà à parler de langue amazighe.
- La seconde caractéristique réside dans le fait de revendiquer la phase préislamique de l'Afrique du Nord comme faisant partie de son propre héritage historique.[8] En effet jamais la résistance berbère, sous toutes ses formes, depuis l'avènement de l'Islam en Afrique du Nord n'était capable de penser auparavant à se réapproprier son passé antique comme cela fut le cas pour les autres mouvements revendicatifs dans certains pays du monde musulman tel que l'Iran ou l'Egypte.[9] Au Maghreb, contrairement à ce qui s'est passé dans ces derniers pays depuis leur islamisation, le rejet de l'identité autochtone et de sa dimension historique n'a jamais été sérieusement mis en question. Par l'inscription des nationalismes maghrébins dans la mouvance du réformisme moyen-oriental, la référence au passé antéislamique ne peut être qu'encore plus retardée. Contre le dénigrement porté par le discours colonial, les nationalistes maghrébins ont d'abord eu le souci de mettre l'accent sur un passé arabo-musulman glorieux. D'après J. Dakhlia, «il faut attendre les années 1930, celles du centenaire de la conquête d'Algérie, célébré à grand tapage, pour que prenne corps une historiographie maghrébine qui intègre pleinement le passé anté-islamique. » Seulement, il faut dire aussi que cette intégration n'est pas encore à la hauteur des aspirations du discours amazigh actuel. Dans le cas de la Tunisie voisine, on se flatte aujourd'hui surtout de citer la fameuse phrase du Habib Bourguiba comme étant «un Jugurtha qui a réussi. » Est-ce à dire qu'on est déjà en plein mouvement culturel amazigh tel qu'il se manifeste actuellement ? La vérité est que la célèbre petite phrase du président tunisien est vite diluée encore une fois dans l'idéologie arabo-islamique toujours dominante. Ne s'est-il pas pressé d'ajouter cette mise au point de taille : « … aujourd'hui, peu préoccupés de savoir si nous sommes d'origine berbère ou phénicienne, nous nous déclarons Arabes et musulmans » (Dakhlia : 262 et 264). On est encore bien loin de sortir du cadre de référence arabo-islamique aussi bien en ce qui concerne la langue berbère, la culture nord-africaine que l'amazighité du Maghreb (Chaker : 31). Bien au contraire, dans cette partie du monde musulman, la résistance locale face à l'hégémonie moyen-orientale avait – dans le meilleur des cas – plutôt pris une forme d'«acculturation » depuis le Kharijisme (Sufrite) jusqu'à la République du Rif de Ben Abdelkrim en passant par le mouvement des Berghwata de Tamesna (742 à 1148).[10] Il me semble que même dans ce dernier cas extrême, la culture punique par exemple n'a jamais été réclamée comme étant berbèro-phénicienne ou l'Évêque d'Hippone (354-430) comme étant un penseur amazigh. Aujourd'hui en revanche, c'est bel et bien le cas. M. Chafik revendique aussi bien les poètes amazighs païens, tels que Térence l'Africain (190-159 avant J.-C) et Apulée (mort vers 180 après J.-C) que les écrivains amazighs chrétiens comme Tertullien (vers 155-220), Arnobe (mort vers 327) et bien entendu Saint Augustin. Par conséquent, pour la première fois dans l'histoire de la Berbèrie, un mouvement autochtone s'approprie ces personnages antéislamiques, qu'ils soient païens ou chrétiens. De tels noms comme Massinissa, Jugurtha, Tacfarinas, Afulay, Juba… sont donnés aux enfants d'aujourd'hui aussi bien en Algérie qu'au Maroc.
- La troisième caractéristique réside dans ce que l'on peut nommer ici «le pan-Amazighisme», la conscience que les Imazighen partagent une langue et une histoire commune au Nord de l'Afrique et dans la diaspora. La tenue du premier Congrès Mondial Amazigh (août 1997) aux Iles Canaries atteste cette sensibilité toute nouvelle et marque délibérément une rupture visible avec l'aire arabo-musulmane. La restructuration de l'espace géographique fait partie des tâches entreprises très tôt par les idéologues du mouvement amazigh. Sur ce point la diaspora berbère en Europe et surtout Kabyle a joué un rôle non négligeable. Cette dimension, à notre connaissance, n'a jamais pu avoir lieu ni chez les Berbères de l'antiquité ni chez ceux du Moyen-Age. Au contraire, même quand ils réussissent à bâtir un empire, les Berbères l'ont toujours fait au nom d'une autre idéologie que le pan-berbèrisme et avec la promotion d'une autre langue et culture que la leur. Quand il s'agit de préserver leurs us et coutumes et leurs dialectes, la tendance segmentaire l'a très souvent emporté sur le reste afin qu'un équilibre de forces soit maintenu à la place d'une quelconque unification de culture et de langue.[11] Aujourd'hui par contre, l'accent est mis sur ce volet culturel et surtout linguistique chaque fois qu'il s'agit de droits et revendications.
Ce sont d'ailleurs ces trois éléments, en premier lieu, qu'on va constamment rencontrer dans la production doctrinale, littéraire et artistique du MCA sous toutes ses expressions. Conséquence directe d'un savoir moderne sur l'Afrique du Nord, ils marquent incontestablement un changement radical et unique de l'image de soi. [12]
B. Naissance des acteurs
S'il faut chercher un point de repère temporel au MCA marocain, il faudrait opter pour 1967, année de la fondation à Rabat du premier organe œuvrant à la promotion de la culture amazighe. L'AMREC sera - sans ouvertement le déclarer à ses débuts - la première association à prendre en charge cet héritage. Son exemple sera vite suivi par d'autres associations comme Tamaynut (Nouveauté), Tilelli (Liberté) et autres. Par leur recrutement parmi une jeunesse dynamique et plus revendicative, celles-ci seront plus impatientes de faire connaître leurs droits culturels sur la scène socio-politique aussi bien au niveau national qu'international. Expressions du mouvement identitaire amazigh, les associations culturelles en général resteront les grands acteurs de ces revendications. Dès les années 1990, leur nombre dépasse la trentaine et ne cessera d'augmenter depuis.[13] La Charte d'Agadir de 1991 contenant les revendications communes du mouvement est signée par un grand nombre de ces mêmes associations. Trois ans après, un Conseil de Coordination National (CCN) est constitué. Les plus importants des sept objectifs à réaliser étant "la stipulation dans la Constitution du caractère national de la langue tamazight à côté de la langue arabe" et son "insertion dans les programmes d'enseignement". Si aujourd'hui, cette dernière partie de la réclamation est entamée - et d'une façon très timide d'ailleurs - la première partie est déjà dépassée et le mouvement réclame un peu plus : la stipulation du caractère non seulement national mais aussi et surtout officiel de cette langue dans la Constitution du pays.[14]
Pour conquérir l'espace publique, sensibiliser une jeunesse «déracinée » et faire connaître leurs revendications au reste de la population, ces ONG font recours aux manifestations culturelles et artistiques (surtout musicales). Cette phase de visibilité a suivi toute une période de travail à vase clos consacrée principalement à la collecte de documents et surtout de poésie orale et sa translitération. Etape importante du MCA inaugurée par la publication, juste un an après la fondation de l'AMREC, d'un petit recueil de poèmes en tachelhit par Hmad Amzal qui travaillait à la section berbère de la radio nationale. Parmi ces manifestations culturelles, la plus déterminante étant la première tenue de l'Université d'été d'Agadir de 1980. L'impact de celle-ci dépasse de loin le cadre académique pour s'étendre au domaine socio-culturel (surtout musical et théâtral). Parmi les autres moyens utilisés par le MCA pour promouvoir la question identitaire figure la presse écrite aussi bien en arabe et français qu'en amazigh, et surtout le livre de vulgarisation[15].
A la lumière de ce qui précède concernant la "Tradition inventée", nous choisirons trois spécimens de ce genre d'ouvrage mis à la disposition du grand public par le mouvement revendicatif amazigh à partir des années 80. Le premier étant celui de Mohamed Chafik, figure emblématique du mouvement, intitulé Esquisse de 33 siècles d'histoire des Imazighen, (Rabat 1989). Le second est celui de Brahim Akhyat, Membre fondateur et secrétaire Général de l'AMREC, intitulé Pourquoi l'Amazighité ? (Rabat 1994) et le troisième est signé par Moumen Ali Al-Safi, un des idéologues les plus prolifiques du mouvement, Etre conscient de notre identité amazighe (Rabat 1996).
La différence de nature entre ces trois ouvrages nous importe peu. La vérification des données non plus d'ailleurs. Ce qui nous intéresse ici c'est plutôt de jeter un regard sur le processus suivi par le mouvement revendicatif amazigh dans son ensemble et la façon dont il développe et re-structure le passé, l'espace géographique et le champ sémantique… pour construire son objet. C'est donc le mécanisme de l'élaboration du discours amazigh dans ses grandes lignes qui sera notre préoccupation majeure.
Dans ce sens il est important de relever plutôt les caractéristiques communes à ces trois travaux. Parmi celles-ci figure leur caractère didactique. Tous sont destinés à l'éducation générale du plus grand nombre de lecteurs. Leur méthode simple, directe et claire atteste cet aspect édifiant. Un autre trait non moins important qu'ils partagent réside dans le fait qu'ils sont écrits en arabe, donc destinés à un public formaté principalement sur le modèle réformiste arabo-islamique, baâthiste ou wahhabite. L'utilisation de l'arabe comme langue de publication et de diffusion des idées au Maghreb ou du moins au Maroc, n'est plus à démontrer. Aussi est-il significatif que les trois ouvrages s'attaquent d'abord aux coordonnées cardinales que sont le temps et l'espace. Sur celles-ci les trois auteurs essaient d'agir avant de chercher à trouver une unité au peuple amazigh. Il n'est donc pas étonnant d'y voir l'histoire et la géographie être les disciplines-cible des trois auteurs.
II. Modes d'articulation du fait identitaire amazigh
"L'image du passé n'appartient pas seulement à l'univers de l'investigation spécialisée mais à la sphère publique de l'homme en tant qu'être politique
(Hobsbawm : 188)
Trois champs importants sont investis par le discours du MCA dans sa construction de l'amazighité, à savoir, la continuité historique du peuple amazigh, la conscience de son unité géographique et le champ sémantique de sa langue. Dans un sens, ces domaines d'investigation rejoignent les trois caractéristiques du MCA (remarquées plus haut) avec lesquelles ils sont en corrélation directe. Nous examinerons ici dans l'ordre inverse ces trois aspects dans les ouvrages ici choisis où ils occupent une place privilégiée. Ce faisant nous permettra de suivre la stratégie employée par leurs auteurs dans l'élaboration de cette nouvelle cette «tradition».
A. Continuité historique
L'histoire est peut être le domaine le plus sensible à l'idéologisation et les pouvoirs politiques en place comme leurs contre-pouvoirs respectifs se sont farouchement et de tous les temps disputés ce terrain. Il ne faut donc pas être surpris si, parmi toutes les disciplines académiques engagées dans le processus de construction de l'image de soi, l'histoire est sans doute la plus impliquée. De sa part, la pensée unitaire panarabiste s'est très tôt emparée de ce champ pour le disputer tout d'abord à la conception coloniale qui a joué sur la dimension berbère de l'Afrique du Nord et sa spécificité par rapport principalement au moyen-orient. Ainsi s'explique le fait que cette même discipline soit la visée par excellence de la pensée amazighe aujourd'hui. Avant de reconstituer cette nouvelle image du passé et du patrimoine amazigh, la stratégie adoptée dans le discours du MCA consiste à démanteler en premier lieu l'image existante.
Ainsi sera la tâche principale de Chafik dans l'ouvrage mentionné plus haut. Après tout, l'histoire enseignée n'est que «ce qui a été sélectionné, écrit, peint, popularisé et institutionnalisé par ceux dont c'est la fonction » (Hobsbawm : 187). Partant d'une même constatation, l'auteur veut mettre une fois pour toute cette discipline «sous surveillance.» De sa part, Al-Safi reproche aux historiens d'avoir la mauvaise habitude d'attribuer les différentes composantes de la culture et civilisation nord-africaines aux autres, sous prétexte que les Imazighen ont pris ces autres cultures comme modèles adoptant la langue et la culture du conquérant. La période carthaginoise aux Phéniciens, la romaine aux Romains et la période islamique aux Arabes. Quant au livre scolaire, il continue à occulter l'élément capital qui avait contribué à chacune de ces phases historiques.[16]
Dans ces «traditions inventées », il s'agit essentiellement de construire une continuité historique là où elle n'existe pas, créant ainsi «un passé ancien au-delà de la continuité historique effective ». Pour retrouver l'homogénéité temporelle de son peuple, Akhiyat s'embarque de son côté dans une mythologisation de ce passé lointain prenant pour un fait historiquement établi l'existence d'un peuple amazigh sur tout le Nord de l'Afrique à l'Ouest du Nil. En plus, dit-il, ce peuple est conscient de son unité depuis toujours. Pour lui, "les preuves historiques ont montré que chaque fois qu'il y a attaque de ce vaste territoire - de quel coté que ce soit et à n'importe quelle période de l'histoire - il y a résistance féroce et continue de la part des Imazighen."[17] L'auteur parle de peuple amazigh et de Tamazgha comme si la notion d'Etat-nation ou de territoire national existaient déjà avant l'heure. Alors que le nationalisme et ses phénomènes associés sont une innovation historique relativement récente.
Sur cet effort entamé par le MCA à «inventer » unité et continuité du peuple à travers le temps, il me semble que le titre du petit livre de Chafik est très instructif : "Esquisse de 33 siècles de l'histoire des Imazighen". Il s'agit pour l'historien d'injecter un sens, donc une direction et une unité à ce qui est supposé être le déroulement des événements en Afrique du Nord. Par conséquent, l'auteur veut donner à ce peuple ancien une conscience de sa mémoire, parce que, dit-il clairement dans l'introduction, "les Imazighen sont le prototype des nations qui n'ont pas de mémoire propre à eux."
Si Chafik est plus prudent sur ce point que les deux autres auteurs qui avancent l'existence de cette conscience historique depuis toujours, il n'en demeure pas moins vrai que le MCA en général a besoin de restructurer ce passé pour retrouver cette homogénéité du peuple amazigh et sa continuité dans l'espace. Pour Akhyat et Al-Safi, il suffit de redresser et corriger les images véhiculées par les supports idéologiques d'état déjà existants comme le livre scolaire pour retrouver cette conscience. Et si jamais celle-ci n'existait pas jusqu'ici il faudrait l'inventer : Pour Chafik d'autre part, il est grand temps de procurer à ce peuple cette conscience de lui-même parce que celle-ci est justement absente. Aujourd'hui que cette conscience commence à se pointer à l'horizon, il est impératif de la recouvrer dans le passé lointain. Revendiquer un passé mythologique ou injecter un sens nouveau aux même données historiques semble être la tâche primordiale des idéologues de cette «tradition inventée » afin que le peuple amazigh récupère son unité dans le temps et dans l'espace.
B. Unité territoriale
A l'instar du temps, l'espace a besoin d'être nouvellement reconstitué et unifié à son tour. Le terme "Tamazgha" est une construction toute récente. Il se réfère à cette partie de l'Afrique du Nord où vit le peuple Amazigh : du Nil au Iles Canaries et de la Méditerranée au Bokina Fasso. Ici on re-découpe la géographie pour recomposer l'espace afin de réorganiser de nouvelles unités significatives, évidemment au détriment des autres et en premier lieu de l'aire arabo-musulmane et du monde arabe en particulier.
D'autre part, on fait appel aux fouilles archéologiques pour contre attaquer «ceux qui réduisent l'histoire de l'homme nord-africain sur cette partie du monde à quelques siècles seulement». Et pour faire taire ceux pour qui le peuple amazigh est venu d'ailleurs lui cherchant toujours d'autres origines qu'ici "en utilisant des hypothèses qui n'ont aucune base scientifique," le discours amazigh fait aussi appel à l'argument archéologique.[18] A tous ces adversaires, il est impératif de présenter des preuves concrètes de la continuité historique de ce peuple dans le même espace géographique qu'est Tamazgha depuis les temps les plus reculés.
Pour se rendre compte des proportions qu'a pris l'argument archéologique (utilisation de statues, ruines, fouilles, gravures... et toutes les images dérivées des recherches archéologiques) dans le discours amazigh, il suffit de consulter le petit livre de Chafik dans ce domaine. Certes, ce sont là des preuves irréfutables parce que, à l'inverse de l'écrit, elles ne peuvent pas être sujettes à une quelconque falsification. Encore faut-il récupérer ces composantes du patrimoine ancestral et l'arracher à ceux qui s'en étaient emparés. Jusqu'à maintenant, les historiens les attribuent à ceux qui dominaient les Imazighen ou au nom desquels ces derniers gouvernaient, qu'ils soient Phéniciens, Carthaginois, Romains, Arabes ou autres. Ainsi, dans ce même petit ouvrage d'histoire, Chafik n'a pas oublié d'inclure par exemple une photo de la Giralda de Séville, "oeuvre de la dynastie Almohade".
C. Investigation du champ sémantique amazigh
inna jamî'a 'l-maghâriba amâzîghiyyûna illâ man athbata ajnabiyyatahu. Fa-idhâ athbatahâ, fa-lanâ al-haqq an nashukka fî salâmati 'aqlihi.[19]
Parallèlement au travail sur l'histoire et la conception de l'espace géographique, une autre tâche sur la langue s'avère nécessaire dans le cas de cette identité culturelle en construction. C'est au-delà des limites établies de la langue amazighe actuelle qu'on veut porter des coups. Non seulement on déterre l'ancien vocabulaire berbère pour le re-mettre en circulation, mais on s'engage aussi dans la création de néologismes, d'une terminologie toute neuve et même d'un langage insolite. D'autre part, on met en question le champ sémantique de certains termes pour les invertir d'une signification nouvelle. Ainsi une nouvelle langue commence déjà à se pointer à l'horizon.
Si les langues nationales ne sont principalement que «des constructions d'époques diverses, mais souvent brèves », dans le cas qui nous préoccupe, on parle d'une seule langue amazighe ancienne, unifiée et homogène, comme étant la langue maternelle des Imazighen.[20] Depuis un certain temps, "amazigh" devient le terme générique pour se référer à tous les Berbères qu'ils soient du Siwa égyptien, de l'Atlas marocain ou de la diaspora.
Dans cet effort de revitaliser la langue, le discours amazigh injecte aussi à l'image de soi une valeur positive. Le cas le plus éloquent est peut-être la signification donnée au mot "amazigh" lui-même – «homme libre ». Une autre méthode de récupération de matériau nécessaire pour bâtir ce patrimoine consiste à dériver de nouveaux termes à partir d'autres. Du mot "amazigh", on construit le vocable "Tamazgha" pour se référer au territoire des Imazighen. Du nom «azul», lui-même d'une création récente, est dérivé le verbe «zzul» pour dire «passe le bonjour ». Ainsi on évite l'utilisation du terme arabe berberisé «sellm» dans le but de purifier la langue. On décompose aussi certains termes en parties significatives. "Tifinagh", qui est supposé être l'écriture de nos ancêtres, prend le sens de "Notre Découverte" (à partir de « Tifi nagh »), «Tinmel », «celle où on enseigne » (à partir de « ti n mel »), c'est-à-dire l'école. Dans cette aventure sémantique, on va même jusqu'à appliquer une telle opération à des termes non amazigh. Le fameux ouvrage biographique de Mukhtar al-Soussi, Al-Maàsûl, sera décomposé en deux particules significatives, «Maà Sul ?» qui veut dire en berbère «Quoi de plus ? ».
Investir les termes de sens nouveau - Pour Al-Safi, le peuple marocain est celui qui a créé la langue tamazight tout comme le peuple français a créé sa langue, et le peuple arabe la sienne. Seulement, une bonne partie de ce peuple, dit-il, a oublié cette langue première. Il est donc de son droit de la récupérer aujourd'hui. Ainsi, le terme "arabe" et le terme "berbère" prennent des significations un peu différentes que celles qui dominent dans le discours usuel. Les frontières sémantiques ont été déplacées quelque peu pour inclure tous les Marocains arabophones dans cette amazighité en construction. De toutes les façons, l'adjectif "marocain", nous dit Al-Safi, n'est pas adéquat pour qualifier notre civilisation. L'expression "la civilisation marocaine" ne recouvre que la période islamique de notre histoire. Alors que le terme "amazigh" tient compte non seulement de la continuité de ce peuple mais aussi de son histoire. Pour nous convaincre, il nous rassure que les Pharaons ont utilisé le terme "Amazigh" pour se référer à ce peuple qui vit à leur gauche. Sous ce vocable, les Imazighen eux-mêmes se nomment.[21] D'ailleurs, tout terme en dehors de celui-ci, nous dit-Al-Safi, ne fait qu'occulter notre identité. Comme une succession de voiles qui nous empêchent voir cette réalité, les termes Libyens, Massyles, Barbares, Maures, Almoravides, Almohades, Murrakuchis, Algériens, Tunisiens… désignant les Imazighen ne cessent de se succéder à travers l'histoire pour aboutir à l'époque des états-nations au qualificatif de «Marocains», «Algériens» ou «Tunisiens». Toutes ces désignations ne prennent en considérations qu'une partie de l'entité nord-africaine, alors que le terme Amazigh, dit-il, recouvre le tout.
Ainsi le discours du MCA nous révèle une bataille sémantique tout azimut qui met en brèche toute une terminologie. D'une façon générale, ce travail gigantesque sur la langue ainsi que l'effort de remettre en question aussi bien la dimension temporelle que spatiale pour construire l'amazighité du Maghrébin et de sa terre n'est pas sans problème. Un des dilemmes que confronte toute pensée qui cherche à se spécifier par rapport aux autres est celui des valeurs identitaires et ses aspirations "universalistes." Le fait que Al-Safi se presse de nous rassurer que l'apprentissage de la langue tamazight pour les Marocains ne veut pas dire qu'ils doivent négliger les langues étrangères que sont toutes les autres est révélateur de ce malaise.
* * *
Ainsi la construction de l'identité culturelle amazigh pleinement revendiquée aujourd'hui a commencé très tôt par un corpus doctrinal et idéologique important soutenu à arrière-plan par un travail académique surtout dans le domaine linguistique pour se projeter en aval vers des expressions littéraires et artistiques modernes comme le théâtre et le cinéma. Le tout accompagné d'une production importante de textes poétiques et de compositions musicales. En amont, elle a fini par inclure toute la production intellectuelle et civilisationnelle de Tamazgha revisitée. Bien entendu, ce qui est nouveau dans ce phénomène, ce ne sont pas forcément les données elles-mêmes, mais plutôt le fait que les Imazighen eux-mêmes désirent faire leur ces mêmes données, et pour la première fois.
Si les trois caractéristiques du MCA mentionnées tout au début de ce travail – à savoir la langue, le pan-Amazighisme et la revendication de l'histoire pré-islamique de l'Afrique du Nord – traversent de long en large le travail des intellectuels amazighs, la place privilégiée qui est au cœur de cette problématique revient sans conteste à la langue. Dans le domaine littéraire et artistique en général, elle constitue le critère par excellence par quoi on peut distinguer par exemple la poésie engagée dans la problématique identitaire du reste. D'une façon plus générale, ce qui permet de séparer la littérature et l'art berbère modernes du traditionnel est sans conteste cette même thématique identitaire. Si le poète traditionnel vit son amazighité d'une façon innocente et «authentique», il n'en est plus le cas pour l'individu amazigh vivant dans le milieu urbain et encore moins pour l'intellectuel ou le militant confronté constamment à d'autres identités concurrentes.
D'autre part, si nous avons mis l'accent sur les caractéristiques que se partagent les mouvements culturels amazighs au Maghréb, a fortiori marocain et algérien, il faudrait souligner ici ce qui à notre avis constitue la force de ce courant dans le cas du Maroc. Bien que les intellectuels formés dans l'esprit de l'école occidentale et publiant principalement en français aient préparé le terrain par leurs travaux académiques, le mérite de la diffusion de l'idéologie amazighe au Maroc revient plutôt aux arabisants. Lauréats des écoles traditionnelles ou modernes dites «libres » et nourris dans cette culture islamique d'expression arabe, ces intellectuels imazighen se sont donnés l'assaut au panarabisme qui leur a nié jusqu'à leur existence en tant que 'ajam (non-arabe). Mêmes quand ils sont de parfaits bilingues, l'impact social et politique de leurs idées ne devient effectif que quand ils publient en arabe.[22]
*
Les mécanismes utilisés par l'Amazighisme pour récupérer cet héritage restent les mêmes employés par tous les mouvements idéologiques, institutions politiques et groupes sociaux dans leurs inventions des traditions. En fait toutes ces forces sociales, culturelles ou politiques se servent d'une façon ou d'une autre de ces constructions nouvelles pour légitimer l'action et comme «ciment de la cohésion du groupe. » (Hobsbawm : 187)
Ceci dit, l'étude de l'Amazighité et sa façon de concevoir le passé culturel et patrimonial nous renseigne non seulement sur la relation du marocain actuel à son histoire et à son passé lointain, mais aussi - et de façon encore plus éloquente - sur sa relation au présent et même au futur. En fait, si pour la première fois, il revendique cet héritage parce qu'aujourd'hui «le poids insidieux de ce passé renié, mais impossible à oublier » (Dakhlia : 262) ne lui pose plus problème, ce discours inhabituel traduit-il un nouveau rapport de force idéologique, politique et social dans la région ?
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Références
- AKHIYAT Brahim, Limâdhâ al-amâzîghiyya ? (Pourquoi l'Amazighité ?), Rabat 1994.
- ASSID Ahmed, "Dîwân al-shiàr al-amâzîghî al-jadîd bayna sultât al-masmûà wa-azmat al-maktûb » in Rays Hmad Amentag, editions AMREC, Rabat 1990. (cité dans Al-Alam al-Amazighi, décembre 2003 / 2953, n° 40, p. 15)
- BENABOU Marcel, La Résistance africaine à la romanisation, Paris, Maspéro 1976.
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