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La Meditérranée des anthropologues. Factures, filiations, contiguïtés. Sous la direction de Dionigi Albera et Mohamed Tozy, Maisonneuve & Larose et Maison méditerranéenne des sciences de l'homme, 2005, pp. 367-385.
Limites de la « distanciation » et pièges de l'empathie1
« Le travail de l'anthropologue, quel que soit son
sujet prétendu, finit par n'être que l'expression de
son expérience de recherche ou, plus exactement,
ce que son expérience de recherche a fait de lui. »
(C'est moi qui traduis)
C. Geertz
Et cette vieille phrase de Hegel qui, pour
Senghor et moi, a été le fil conducteur : « Ce n'est
pas par la négation du particulier que l'on va vers
l'universel, c'est par son approfondissement. »
Aimé Césaire
Ce papier se veut une réflexion sur le travail de terrain en général qu'il soit mien ou celui des autres. La relation du chercheur à son objet de recherche relève d'une complexité qui défie toute généralisation. Par le fait de mettre en contact/conflit des subjectivités uniques et très différentes, ce rapport résiste à tout contrôle de la part de l'anthropologue/ethnologue qui ne peut que s'aventurer sur son terrain de recherche. Aussi est-il en construction permanente, dynamique, voire dialectique pour ne laisser au chercheur que le choix d'adapter ses méthodes à ses objectifs selon les circonstances et la relation qui en résulte à chaque moment de la recherche.
La distance qui s'installe entre l'ethnologue et son interlocuteur ou son groupe-hôte peut aller de l'indifférence à l'intégration totale, en passant par d'autres niveaux intermédiaires. Il s'agit ici de réfléchir sur un seul axe autour duquel une série d'interrogations viennent se greffer : le fait que le chercheur partage certains traits culturels avec le groupe humain étudié ou faisant partie de cet ensemble culturel qu'il envisage d'étudier, lui octroie-t-il un privilège quelconque plus que quelqu'un d'autre de « l'extérieur » ? D'une façon plus générale, existe-t-il des niveaux de contact avec/ intégration dans le groupe (en
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tant qu'objet d'étude) plus méthodologiquement avantageux que d'autres ?
Pour essayer de répondre à cette question, je citerai deux exemples tirés de ma propre expérience de terrain : le premier tourne autour de ma relation en tant que chercheur avec ma propre mère, et l'autre concerne ma relation avec la chanteuse marocaine d'expression berbère, Rqiyya Taddemsirit, donc appartenant au même groupe / sous-groupe / sub-groupe… culturel et linguistique que moi. Dans le premier cas, on peut dire que la distance sociale, culturelle et linguistique tend, comme une sorte d'asymptote, vers le degré zéro. Dans le second, cette distance est largement réduite au point où je deviens presque « inexistant » aux yeux de l'interviewée du fait que l'altérité est représentée plutôt par mes deux compagnons de terrain et amies. Cette « invisibilité » peut d'ailleurs venir de « l'excès de ressemblance » dans une situation donnée, comme elle peut être le résultat de « l'excès de différence » engendrant une certaine inhospitalité dans un autre contexte. Alors que cette dernière catégorie est largement attestée dans la littérature anthropologique, la première catégorie d'invisibilité y est moins rencontrée. L'examen d'autres expériences de recherche concernant le Maroc permettra d'approfondir ce questionnement. En effet, quand on réfléchit sur le problème de distanciation et l'approche méthodologique de terrain, on peut envisager deux possibilités qui, en quelque sorte, se rejoignent : l'extériorité au groupe observé (ce qui arrive à l'anthropologue allogène au point de devenir « inexistant » aux yeux de son objet d'étude) et à l'autre extrême, l'intégration totale, jusqu'à la dissolution du chercheur dans le groupe étudié. En fait, cette dissolution dans le groupe-hôte est en quelque sorte une autre forme d'invisibilité. Entre ces deux extrêmes, une infinité de postures pouvant déboucher sur la « juste proximité » ou « la distance appropriée » à prendre dans un travail de terrain est possible.
Paris, Manchester et retour
Mais voyons tout d'abord comment je suis arrivé à travailler aussi bien dans mon milieu familial que sur ma culture régionale. Durant les études de philosophie que je poursuivais à Paris dans les années 1970, venait de paraître un article de Kenneth L. Brown sur un poème historique d'Ighil, poète de Touzounine dans le Jabal Bani au sud du Maroc2. J'étais émerveillé de lire que l'auteur avait fait du terrain pour étudier l'histoire locale de ma région, et je me demandais comment il avait réussi à construire son objet scientifique sur un sujet que je considérais alors comme étant pour moi une simple affaire plutôt privée et particulièrement individuelle. Intrigué par ce travail sur la tradition orale dans ma région, je voulais en savoir plus sur l'anthropologue en question. Je me rappelle encore avoir demandé naïvement à une amie américaine avec qui j'avais pris le métro parisien si le prénom Kenneth était masculin ou féminin. Avec le recul et le temps qui s'est écoulé depuis, je me
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suis rendu compte que la lecture de cet article a déterminé d'une façon radicale mon orientation vers l'anthropologie socioculturelle. Son effet sur la poésie berbère du sud marocain en tant que document historique, social et culturel a fini par prendre forme dans ma tête. Certes j'avais commencé auparavant à transcrire des chansons / poèmes berbères à partir d'enregistrements sonores, mais cela avait toujours été fait dans une perspective plus privée et nostalgique ; avec le temps s'est rajouté à cette nostalgie un certain militantisme quelque peu folklorique visant à préserver la culture locale de l'oubli. Mais le changement radical vers la construction de ma propre culture restreinte (par rapport à « la culture nationale ») comme objet académique ne s'est réellement constitué dans mon esprit qu'avec la lecture de « Violence and Justice in the Souss » de Kenneth Brown. Le fait d'apprendre qu'un anthropologue américain, venu au Maroc travailler sur le milieu urbain, s'investit corps et âme
pour apprendre le berbère-tashelhit et la darija marocaine change à mes yeux l'image de ces deux langues et de la culture qu'elles véhiculent. Le travail de transcription des textes du poète-compositeur-chanteur Lhajj Belaid (mort autour de 1945), que j'avais déjà entamé à temps perdu à Paris, commença à basculer pour devenir un objet d'étude académique et scientifiquement autonome. Ainsi débuta un ensemble d'interviews, en milieu familial et en particulier avec ma mère, chaque fois que je rentrais au pays.
Ce qu'il faut retenir de cette rencontre avec l'article de Kenneth Brown, c'est d'abord son effet sur mon cheminement individuel vers l'anthropologie en tant que discipline autonome. Je pris conscience du fait que ce qui était une préoccupation jusqu'ici individuelle et à la limite folklorique devint l'objet d'une recherche menée au sein de la communauté scientifique. L'exemple d'un chercheur allogène prenant la peine d'apprendre la langue de l'indigène a transformé le statut de l'objet de recherche, en injectant à cette même culture autochtone une valeur accrue aux yeux du chercheur local. Fatigué de traîner à Paris dans une atmosphère universitaire qui me donnait l'impression de tourner en rond, j'avais décidé d'aller préparer un Ph. D de philosophie islamique en Angleterre. J'avais écrit alors à l'Université de Manchester où Ken enseignait la sociologie. Le directeur de The Maghreb Review, que je connaissais pour avoir déjà publié dans son périodique londonien3, avait
téléphoné à Ken pour le prévenir de l'heure de mon arrivée à Manchester. Un homme de grande taille m'attendait à la gare et l'accueil fut des plus chaleureux. On alla voir ensemble le chef du « Department of Near Eastern Studies » avec qui j'avais pris rendez-vous. Après l'entretien, Ken me présenta à sa famille. Nous avons passé beaucoup de temps à parler des « choses » marocaines : les travaux de E. Westermark, Aicha Qindisha, le 'ar (malédiction conditionnelle) et bien entendu à écouter les enregistrements du poète Ighil qu'il avait effectués auparavant dans le sud marocain… En tant que co-supervisor de ma thèse sur Ibn Khaldûn avec C. E. Bosworth, nous avons pu étudier parallèlement certains textes de cette poésie orale. Notre premier travail commun portait sur un poème d'Ighil concernant le tremblement de terre
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d'Agadir de 1961. Comme je me chargeais d'écouter et transcrire le texte berbère, Ken se méfiait beaucoup de mon parler d'azaghar (la plaine) de Tiznit que j'avais tendance à entendre au lieu de respecter la prononciation du poète montagnard. Il tenait à ce que la translittération soit exacte et fidèle au texteoral, afin de rendre toutes les nuances phonétiques et lexicales du parler de l'auteur. À l'époque je ne comprenais pas l'importance et toute la portée d'une telle « manie ». À travers cette première expérience où j'étais plus néophyte que collaborateur, j'ai appris avec lui comment faire parler un poème composé et chanté au-delà de sa fonction de divertissement pour une audience villageoise restreinte. La première version de cette étude que Ken avait présentée alors à une conférence sur le Maghreb contemporain (Université de Londres, juillet 1980), démontrait pour moi les richesses insoupçonnées de la poésie vernaculaire, non seulement pour l'histoire sociale et culturelle d'un groupe humain particulier, mais aussi pour la compréhension de l'homme tout court
face au destin. En comparant le travail de notre poète à d'autres textes issus de la « haute tradition », comme celui de Voltaire sur le tremblement de terre de Lisbonne, on se rend compte que la poésie orale, pourvu qu'on prenne la peine de se débarrasser des préjugés hérités d'une certaine culture dite savante, peut nous révéler une facette de l'humain au-delà de sa particularité linguistique ou régionale. Depuis mon retour au pays, et surtout une fois ma thèse terminée en 1982, nous avons continué notre collaboration sur la tradition orale berbère en général et les textes d'Ighil en particulier. Bref, Ken m'a initié à découvrir les dimensions universelles de la « petite tradition » de ma région4.
L'interviewée, ma mère
Travailler dans son milieu familial pour étudier tel ou tel aspect de sa propre culture peut paraître anodin et facile, aussi bien par l'accès que par la participation quasi identique à cette même entité domestique et culturelle. Dans mes propres recherches sur la culture orale berbère (poésie, conte, histoire locale…), j'ai été amené, à un certain stade de mes préoccupations, à exploiter les connaissances de ma mère sur ce sujet. Pour commencer, il s'agissait tout simplement et en premier lieu de lui demander de me re-conter les mêmes légendes, contes d'enfants… et à commencer par l'histoire de Hemmou U-Namir5, qu'elle avait l'habitude de nous raconter quand nous étions petits, mes frères et sœurs et moi. Dans ce sens, mon rapport avec elle en tant que membre appartenant au même cercle familial et s'intéressant à la tradition culturelle locale a traversé plusieurs stades. Tout d'abord, j'étais étonné d'essuyer une défaite totale. ہ ses yeux, ma demande n'en était même pas une, par le fait qu'elle était restée inaudible pour elle, c'est-à-dire non entendue. Malgré mon insistance, à maintes occasions espacées de plusieurs mois, ma mère faisait toujours la sourde oreille. Je n'étais pas pris au sérieux du tout. Plus tard, une fois, elle se rendit compte que loin de moi était l'idée de plaisanter, que je tenais à ma requête et que mon souhait ne pouvait guère
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être plus clair et net, elle se contenta de me répondre par un sourire et parfois par un éclat de rire. « Mon fils, tu dois être un peu fou pour t'intéresser encore à ton âge à ces choses archaïques et dépassées. De toutes les façons, je ne m'en rappelle plus ». Et quand j'ai essayé de lui expliquer que ces « choses » sont aussi un objet de recherche comme les autres et qu'on les étudie tout autant à l'université, au lieu de la convaincre en invoquant l'institution académique, j'ai plutôt contribué à diminuer à ces yeux l'image jusqu'ici prestigieuse de l'université et du travail qu'on y fait (et du coup de mon propre métier).
Rqiyya Taddemsirit, « ma sœur »
Dans les années 1980, je devais faire un travail pour la revue Lamalif sur la chanteuse marocaine berbère-tashelhit, Rqiyya Taddemsirit. Odette, la responsable des relations publiques de cette revue et Hakima, une amie commune, devaient m'accompagner, en tant que femmes, non seulement pour mettre à l'aise la chanteuse, mais aussi pour l'impressionner et lui faire sentir l'importance de l'interview. Les deux collègues me tenaient également compagnie pour l'interroger éventuellement sur certains sujets plus intimes – liés à ses aventures amoureuses et sexuelles – si l'occasion s'en présentait. Il y eut d'abord tout un jeu de cache-cache avec plusieurs rendez-vous manqués comme pour mettre à l'épreuve notre détermination. Il nous a fallu beaucoup de patience et de persévérance pour finalement être reçus. La présence de deux femmes citadines « européanisées », ne parlant pas le berbère, dut susciter chez elle intérêt et curiosité et en même temps dérangement et inquiétude. Au énième rendez-vous, elle nous accueillit chez elle avec « son mari », autre vedette de la chanson berbère, et quelques autres personnes. Je menais l'entretien … Le résultat fut un échec total. Chaque fois que je posais une question personnelle, elle nous servait une réponse générale, typée. En fait, elle a fini par se poser à elle-même les questions pour pouvoir déboucher sur des stéréotypes de réponses qu'elle a probablement l'habitude de livrer à n'importe quel journaliste. Mon statut d'anthropologue ne servait à rien… le clou de la rencontre fut la séance photo ; notre hôte refusait d'être surprise dans une posture d'intérieur, elle voulait à tout prix nous servir l'image des
pochettes de ses disques en nous donnant le choix entre un portrait standard dont elle avait une copie ou une photo avec sa tenue de travail. D'autre part, elle ne tenait pas non plus à être enregistrée et nous fit sentir, sans l'exprimer clairement, que le magnétophone la dérangeait quelque peu. La curiosité de mes deux collègues concernant « les questions intimes » se voyait étouffée. Aucune chance d'aboutir dans cette atmosphère. Vu le cours qu'avait pris mon interview, elles n'ont même pas été posées. Bref, l'échec était total.
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L'excès de ressemblance
De ces deux expériences ethnographiques sans succès, il reste néanmoins une leçon claire à tirer : le fait de partager certains traits culturels avec son objet d'étude ne donne pas forcément des avantages au chercheur. Dans ces deux cas, c'est plutôt le contraire. Mais cela ne veut pas dire pour autant que le fait d'être « trop proche », « invisible », prive l'anthropologue de perspectives méthodologiquement fécondes. Mais les deux expériences sont-elles un échec pour toujours ? Si c'est vrai pour la deuxième, du moins pour moi, ce n'est nullement le cas pour la première, malgré son blocage pour un certain temps. Autrement dit, chacune de ces deux expériences a une suite qui lui est propre.
a) En ce qui concerne ma mère comme informatrice, mon travail paraît être effectivement dans une impasse totale. Heureusement les choses ne sont pas arrêtées à ce point. En effet, tout a basculé quand mon frère aîné s'est mis à lui faire comprendre qu'effectivement cette culture orale est aussi importante que tout autre sujet étudié dans le système éducatif. Elle a enfin fini par consentir, comme par l'effet d'une quelconque baguette magique ! À l'intérieur du même cercle familial, il a quand même fallu un tiers pour me faire accéder à cette dernière étape dans mon itinéraire de chercheur. En fait, il faut dire aussi que mon frère aîné n'est pas simplement un membre quelconque de la famille, mais aussi et surtout le modèle du fils qui a réussi. Contrairement aux autres frères et à moi-même – mais pas forcément aux sœurs – il participe, avec beaucoup plus de zèle, aux mêmes valeurs culturelles et religieuses que ma mère. En plus il est le frère aîné mâle d'une famille patriarcale méditerranéenne. Par conséquent, il est possible qu'aux yeux de ma mère, ce tiers prestigieux soit perçu comme étant plus « sérieux » et son jugement plus crédible que le mien. Toujours est-il que c'était bien lui qui a su / pu donner un sens à mon travail dans le milieu domestique. Dans cette entreprise, il était la clef du nouveau rapport avec ma propre mère en tant que personne sollicitée sur un sujet pour elle trivial. ہ partir de ce stade, d'autres membres de ma famille consentirent à se joindre à elle pour collaborer, avec plaisir et enthousiasme. Chacun commença à chercher dans sa mémoire pour déterrer ces « choses archaïques ». Quant à elle, non seulement elle se prêta alors à répondre à mes premières interrogations, mais aussi à m'approvisionner de nouvelles données et à aborder d'autres items culturels, y compris la poésie mystique en berbère-tashelhit dont je n'avais jamais soupçonné qu'elle pouvait avoir une si bonne connaissance.
b) Dans le cas de la chanteuse Taddemsirit, il n'y avait pas de tierce personne pouvant jouer, comme mon frère, le rôle d'intermédiaire. Ainsi l'affaire était close pour moi. Mais pas pour les autres. En effet, quelques années plus tard, le quotidien marocain Al-Ittihad al-Ishtirâkî publia une interview en arabe avec la même chanteuse intitulée : « Dialogue franc avec la chanteuse populaire Rqiyyah Taddemsirit : mon enfance était un véritable enfer ». Le texte était accompagné de la même photo « officielle » qu'elle nous avait proposée au
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moment de l'entretien. Un certain Ahmed Akhmis qui signait le texte terminait son interview ainsi6 :
« - Y a-t-il une question que vous attendez de moi et que je ne vous ai pas encore posée ?
- Non, il n'y en a pas. Je voudrais simplement exprimer ma pleine quiétude concernant cette interview. D'autant plus que je ne suis pas tranquille du tout chaque fois que quelqu'un vient m'interroger. J'ai même refusé deux Françaises qui venaient me voir. J'ai dialogué avec des journalistes arabes mais les liens de communication ne passent pas toujours. De toute façon notre entretien spontané fait plaisir. Pour cela, je vous remercie et à travers vous, le journal al- Ishtirâkî qui s'est intéressé de plus en plus aux questions artistiques et j'espère qu'il continuera dans ce sens. Merci, » ad-ak yajj rbbi sâht-nk « (Que Dieu préserve ta santé !). »
Un certain nombre de remarques s'imposent ici. Disons d'abord que l'angoisse que suscite le chercheur qui vient observer, interroger, interviewer… son personnage n'est pas surprenante. Dans ce sens on peut comprendre le soulagement d'une artiste comme Rayssa Taddemsirit une fois le travail
terminé – à sa manière. Déjà, tout premier contact, et en particulier quand il est voué à être relaté et livré au grand public, suscite inquiétude et angoisse. D'autre part, bien qu'il ne faille pas exclure a priori le fait que la chanteuse ait reçu d'autres femmes que notre groupe, il me semble qu'il est fort probable que les dites « françaises » ne soient que mes deux compagnons de terrain et amies, Odette et Hakima. Mais la chanteuse ignore-t-elle vraiment que Hakima n'est pas française mais bel et bien « indigène » ? Ne joue-t-elle pas la vedette internationale devant le journaliste local et le lectorat marocain ? Encore plus intéressant, pourquoi éliminer du groupe l'autre indigène et en l'occurrence
le berbère que je suis. Pourquoi n'a-t-elle fait aucune mention de ma présence pour le journaliste ? étais-je perçu par l'interviewée plutôt comme guide traducteur, alors que c'était moi qui dirigeais l'entretien ? Ou étais-je simplement « invisible » et « inexistant » pour elle par le fait que je ne représentais pas l'altérité comme mes deux compagnes – étant berbère moi-même comme elle.
D'autre part, il est fort probable que sans les deux « étrangères » la chanteuse ne m'aurait peut-être pas reçu, même en tant que chercheur indépendant. Mais alors, me dirait-on, pourquoi M. Akhmis a-t-il réussi ? Mon interrogation est la suivante : a-t-il vraiment réussi et par rapport à quoi ? Quel que soit le but recherché par le journaliste, c'est plutôt la chanteuse qui a atteint son objectif dans cette rencontre, après avoir échoué avec nous. N'a-t-elle pas utilisé l'interviewer et son journal pour faire passer l'image qu'elle veut qu'on se fasse d'elle ? Quant à moi, j'avais échoué par rapport à l'objectif de ma recherche, pour la simple raison que j'avais refusé de rester avec elle au niveau de l'image stéréotypée commune à presque toutes les femmes pratiquant des métiers peu « orthodoxes », dans les sociétés musulmanes du moins : j'étais orpheline, ma belle-mère me traitait mal…
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j'étais obligée de me sauver… et voilà comment je suis devenue rayssa, cheikha, chanteuse, prostituée… Il est clair que Rayssa Taddemsirit,a tout fait pour rester à ce niveau de généralités passe-partout. Peut-être, était-ce le but recherché et l'objectif visé par le journaliste lui-même et dans ce cas tout est mieux dans le meilleur des mondes pour l'un et l'autre. De mon côté, ce qui m'avait intéressé était plutôt l'itinéraire personnel et unique de l'artiste en question. Or, il est incontestable que nous étions incapables de percer au-delà des lieux communs unanimement admis. Dans ce sens, notre travail était un échec total.
Les risques de la proximité
Revenons maintenant à notre interrogation initiale : le fait qu'un chercheur partage, ne serait-ce que dans une certaine mesure, quelques éléments culturels, et en l'occurrence Akhmis et moi avec Rayssa Taddemsirit, ou encore plus moi avec ma mère, lui donne-t-il certains avantages « méthodologiques », « scientifiques » ou autres plus qu'un autre ? Ne peut-on pas supposer ici que l'inverse peut parfaitement être vrai, comme c'est mon cas avec ma mère au moins dans un premier temps. Or, le degré de résistance de la chanteuse à « se braquer » derrière un discours stéréotypé et justificateur n'a d'égal que la proximité de parenté culturelle de l'interlocuteur qui l'aborde, que ce soit
Akhmis ou moi-même. Ne peut-on pas imaginer la même artiste se livrer corps et âme à un anthropologue étranger. Je la vois déjà décontractée, souriante avec une certaine complicité, pour se confier malicieusement à cet autre qui vient de loin et avec qui les enjeux et les risques sont nuls – du moins penserait-elle – répondant volontiers à ses interrogations, y ajoutant un petit plus, comme par
besoin thérapeutique. Ceci n'est pas une hypothèse gratuite. Dans son travail ethnographique sur le parler de l'Anti-Atlas, un chercheur japonais nous rapporte avec des détails fort intéressants et succulents, aussi bien par leur audace que par leur confidentialité, comment un homme de la région fait l'amour à sa femme7. Personnellement je m'imagine mal pouvoir a priori réussir une telle entreprise. Ne serait-ce que par promiscuité culturelle et par le blocage<
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