Iko

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Une traduction en arabe par Saleh Boulid a été publiee in

Mediterraneans /Mediterraneennes (Paris), n. 11, 1999-2000 : 190-194

 

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                            Visa pour l'Autre-Monde


                                                          Abderrahmane LAKHSASSI

 

         Aujourd'hui, dans les consulats et ambassades des pays du Nord présents dans l'espace Sud, se déroulent des rituels découlant de la théologie des Lumières. N'importe quel Marocain qui est allé prendre un visa pour la France par exemple ne peut pas, en suivant tous les méandres du rituel, s'empêcher de penser aux cérémonies du Pèlerinage à la Mecque (manassik al-hajj). Je parle de ceux qui ont acquis tous les papiers nécessaires au droit d'accès au consulat. Faisant partie de ces demandeurs de Salut, je me pointe  à 7 heure du matin devant le haram, ce périmètre sacré de la France de Voltaire. Ce même François-Marie Arouet dont la Suisse francophone célébrait il y a quelques années le tricentenaire de sa naissance. Malheur au petit malin qui ne se pointe qu'à huit heure, moment d'ouverture. La station debout pendant un certain temps fait partie du rite d'entrée. De toutes les façons, la longueur de la queue de Rédemption est minutieusement observée et jaugée à vue d'œil par les anges-gardiens du Consulat.

 

         Quand vous sentez bouger le corps de celui qui vous précède dans la file, il est huit heure et vous êtes déjà heureux, même si vous n'avez pas encore franchi le portail du haram. Et ça bouge, mais qui peut savoir à quel niveau cette queue sera coupée. Le moins chanceux du bout de la file est renvoyé jusqu'au lendemain matin. Cela apprendra aux petits malins de faire la grâce matinée jusqu'à huit heure, comme cela m'est arrivé la veille. Le portail finalement franchi, on est à l'intérieur du territoire sacré, et c'est un second moment de bonheur. Oui,  si on est assez avisé pour ne pas penser à ce qui nous attend, mais plutôt à ceux laissés derrière les barreaux de fer, on peut avoir une seconde véritable sensation de bonheur.

 

         Le soleil n'est pas encore assez fort pour nous rappeler l'Arabie heureuse, j'en conviens. Mais il y a dans ce sacré périmètre, un moutawwif qui vous guide entre les garde-fou verts foncés pour ne pas vous perdre, et surtout, pour ne pas transgresser le processus du rituel. Il n'oublie pas de vous rappeler de temps à autre que c'est bel et bien pour votre bien. Il faut donc être attentif à ses gestes et suivre religieusement ses ordres, car ceux-ci viennent de l'intérieur intime du haram. Il faut surtout savoir attendre. C'est une qualité essentielle dans ce pèlerinage. Et pour se soulager et ne pas trop s'énerver, il faut se rappeler la souffrance des autres pèlerins et si ce n'est pas assez, celle d'une bonne partie de l'humanité. Désormais, c'est la station sur le Mont Årafat qui commence.

 

         A la différence du guide mecquois, ce rusé, escroc sur les bords, qu'on doit payer pour ses services, notre  mounassik est gratuit,  générosité oblige. En plus, le guide du rituel musulman n'est, en général, nullement gentil et encore moins doux. Par contre, le nôtre est presque poli et serviable. Et s'il ne vous laisse pas aller aux toilettes, c'est tout simplement pour la simple raison qu'il n'y en a pas. Derrière moi, un vieux marocain de confession israélite a bien capté le message. Solution individuelle, il commence à pisser à coté de moi en cachette. Les autres pèlerins font semblant de ne rien voir pour ne pas le gêner. Souffrance et endurance communes engendrent naturellement solidarité spontanée. Tout le groupe avait une sympathie pour ce vieux qui, pour soulager sa douleur a essayé plusieurs positions, durant sa station sur le Mont Årafat, assise, debout, accroupie - mais pas en tailleur. Ah ! s'il avait assez d'espace. Un gentil monsieur de la première file est prêt à lui céder sa place. Comme il est derrière moi en deuxième file, il fallait le faire passer par dessus la barre. Mais comment faire ? Surtout pas de bruit et ni sous l'œil du mounassik qui risque de nous dénoncer à  son chef français. Tout le monde a mis la main à la pâte. Finalement, c'est fait, mais le vieux s'est presque évanoui. "Laissez-le moi, dit une dame à côté, je vais m'en occuper, et le rendre à la vie". De son sac, celle-ci, toute heureuse de materner un homme en détresse, sort un flacon de parfum et asperge l'homme épuisé par l'épreuve de ce rite parsemé d'aventures de sauts de haie, qu'il faut, en plus, effectuer discrètement. Le vieux ne dit mot, à peine il reprend son souffle qu'il doit se remettre debout car son tour est venu. "Le pauvre, disait le monsieur qui lui a cédé sa place, je l'ai déjà vu hier, attendre des heures. C'est un juif marocain qui préfère rester avec nous. Il ne se voit nullement vivre ailleurs et encore moins en Israël".

 

         N'exagérons rien, tout n'est pas souffrance et supplice dans ce périmètre sacré. Il faut avouer que ce jour-là, notre guide-surveillant a eu un coup de cœur pour une femme qui  a eu, elle, le courage de demander d'aller faire pipi. C'est vrai, mais seulement après insistance et supplication des autres pèlerins - presque sous la pression du groupe. Avec l'air d'avoir accompli le plus grand bien de sa vie, d'un geste de gardien du Paradis,  il tire  de sa poche un trousseau de clés pour ouvrir une autre porte en fer donnant sur l'autre côté du consulat - côté des Supérieurs, al-sâmiyyoun, comme on les appelle ici.

 

         Quand on arrive à la Kaåba, tout est calme et volupté. Il est déjà midi cinq. Ici dans la salle spacieuse, munie de chaises blanches le long du mur, le rôle du mounassik est capital. Il peut vous jouer des tours comme il peut vous faciliter le reste de l'épreuve. Dans l'oreille, il me chuchote discrètement : "Va voir le guichet numéro tel. Le monsieur est très gentil". Je vous assure qu'il ne s'est pas trompé. C'est un homme d'un certain âge, accent provincial, bonne mine et surtout correct. Oui, la correction, cette mystérieuse chose dont les pèlerins ont tant soif. A vrai dire, les futurs hajj-s ne se refusent guère à la souffrance du rite. Mais comme leur douleur ne peut avoir de sens pour eux et pour Dieu qu'en tant qu'ils sont des hommes, ils ne demandent rien d'autre que d'être traités par des personnes correctes, je veux dire humaines. Sans réflexion déplacée, le monsieur du guichet numéro tel montre à la dame-sans-emploi qui me devançait dans la file et qui ne lui a présenté comme pièces que son passeport et l'attestation d'assurance, un bout de papier où figure la liste de toutes les pièces à fournir pour la catégorie "sans emploi". "Voilà madame, il faut m'apporter ça", l'index de la grosse main, d'un geste, passe en revue la liste à fournir". Je n'en revenais pas. Mais bon Dieu ! pourquoi cette femme-sans-emploi n'a pas eu l'idée de vendre sa place dans la file ? Il y a bien tant d'autres chômeurs qui tiennent, en file, les murs des consulats _ bien avant 7 heures _ des heures durant afin de pouvoir céder leur tour au matin levé contre quelques billets. Ainsi, trouvent-ils un petit emploi. Malheureusement, les consulats, ces grands générateurs de jobs, ne reconnaissent pas  leurs fonctions  comme  un véritable emploi. Disons tout de suite que je n'ai jamais encore vu de femme faire ce métier. Mais, disons surtout qu'elle a vraiment de la chance, cette dame-sans-emploi, de tomber sur un tel homme ! Ah ! si elle avait osé présenter une seule pièce avec son passeport au Consulat des Etats-Unis, une certaine Madame Tout-le-Monde lui aurait fait entendre des choses ! Mais je n'ai pas envie de parler maintenant du consulat américain et de son personnel. Rien que le nom de Madame People me donne déjà la trouille. Estimez-vous heureux, les non-pèlerins outre-Atlantique ! C'est une autre histoire.

 

         Restons en relation avec notre vieille Europe. Contrairement à moi, les autres pèlerins qui n'ont pas eu la chance d'avoir le bon tuyau ne sont pas sensé savoir ce qui trotte dans la tête divine ou de Ses représentants. Mais, le fait de pouvoir donner ses papiers sans être engueulé est déjà une victoire sur le destin. On est finalement soulagé. La réponse est reportée à demain entre midi et deux heures. Et tant mieux, plus ça tarde, mieux on peut avoir le temps de savourer le fait que ce n'est encore le refus.

 

         Merde ! midi du lendemain est déjà là. Mais le portail ne s'ouvre devant nous qu'à une heure sonnée. On entre et la moitié des pèlerins est sous le soleil aride de Sidi Belyout, le saint-patron de  notre ville. A vrai dire, je ne me suis jamais rendu à la Mecque pour comparer la chaleur de la Casablanca des Saints avec celle du bled de notre Prophète. Pourtant, j'ignore comment, j'ai une sensation d'être encore une fois sur le Mont Årafat saoudien. Après une bonne heure d'attente, debout sans eau ni toilette, on arrive au stade final. Soyons correct, pas de toilette, oui, mais l'eau, quand même ! si on a une bouteille vide avec soi, notre gardien peut nous la remplir.

 

         En face, devant la fenêtre du "délivreur" de Salut, une femme non élue lui vomit une avalanche de mots en pleine gueule. Le "délivreur" de passeport ne lui a pas donner le privilège de payer. Il lui demande, cette fois n'ordonner pas, et d'une façon presque gentille :

 

- "Soyez polie madame". Et la dame de continuer :

- "Si vous voulez qu'on soit poli avec vous, soyez de même avec les gens. Hier, vous nous avez insultés ici et personne n'a dit mot".

 

Tous les pèlerins, les mêmes qui étaient insultés la veille, étaient plus que contents. Et mon voisin de dire :

 

- Allah i hefd-ek, a Lalla. (Que Dieu te protège, Madame !)

 

Pour nous autres, elle était déjà l'équivalente d'une sainte. En effet, hier, les gens d'une des deux files estimaient que certains personnes passaient dans l'autre queue et les privaient de leur tour. Notre gardien, ne pouvant pas statuer sur ce litige, appela son chef, Zouj Kelmat,  qui avait répondu en deux mots :

 

- Vous la fermez ou je vous fait tous sortir.

 

Les plus expérimentés des pèlerins, ayant fait plusieurs fois ces mêmes manassik-s, nous conseillent surtout de ne rien répondre. C'est déjà arrivé plusieurs fois. Il ne plaisante pas. En fait, il paraît qu'il a même enlevé le visa déjà posé sur son passeport à une femme qui a osé lui répondre. Alors, s'il vous plaît, réglons nos problèmes entre nous, pèlerins, et surtout à voix basse.

 

         Comme je n'ose pas tendre le cou pour voir son visage derrière le guichet, de peur de transgresser le rituel du pèlerinage laïc, je ne peux pas affirmer que la personne engueulée aujourd'hui par cette femme déchue-devenue-sainte est bien Zouj Kelmat. Néanmoins, le monsieur du guichet, Zouj Kelmat ou plusieurs kelmat-s,  je n'en sais rien, a simplement fermée sa gueule. Il se contente d'appeler un policier pour faire sortir la téméraire pèlerine non-élue. Un instant après, il n'a pas pu trouver le passeport d'un des pèlerins suivants. Mais au lieu de l'admettre, il accusa quelque pèlerin précédant de l'avoir emmené avec lui,

 

- "Il va te rendre ton passeport une fois que celui-ci s'en sera rendu compte chez lui.  C'est déjà arrivé."

 

         Le policier, qui a pu faire sortir la déchue-devenue-sainte, revient consoler le monsieur, sa main droite posée gentiment sur les épaules du  pauvre pèlerin moitié-élu-moitié-déchu.

 

- "Surtout ne crains rien. Voilà", et il lui montre un passeport avec un billet d'avion, "c'est un monsieur qui l'a rendu. Ça arrive souvent, même avec un billet d'avion à l'intérieur. Alors, patiente. Les pauvres fonctionnaires ici ont beaucoup de travail. Ils ne peuvent pas contrôler sans cesse tout."

 

         Désormais, chaque pèlerin ne pense plus d'à récupérer son passeport, "visaillé" ou non. Le monsieur du guichet, Zouj Kemat ou plusieurs, bloque l'afflux de la file pour un moment tandis que le pèlerin moitié-élu-moitié-déchu commença déjà à s'imaginer en train de suivre les méandres du rituel administratif, pour refaire un autre passeport, pour pouvoir revenir à la cérémonie, pour encore se tenir sur le Mont Årafat et s'entendre être insulté sans eau ni toilette... Soudainement, la voix derrière les barreaux du guichet l'arracha de son monde kafkaïen imaginé :

 

- "Venez, monsieur, voilà votre passeport."

 

D'un coup de magie, la moitié déchue du monsieur s'évapore et tout d'un coup, il se sent renaître. Tellement il est heureux qu'il n'a même pas vérifié ce qu'on lui a mis dedans. Simplement, d'un geste religieux, il embrasse son passeport rendu et disparaît.

 

         C'est finalement le tour de notre groupe de quatre. Un pèlerin devant moi sort dix pavés de 100 dirhams et quelques pièces et me dit : "c'est avec ça que je vais lapidé Satan. Ainsi j'aurais terminé avec les manassik-s". Aussi ironique  et auto-satisfaisante que soit sa réflexion, le monsieur se trompe énormément car, une fois que vous avez payé, on vous glisse, à l'intérieur de votre passeport, cette notice d'information, en lettres capitales avec des fautes de frappe et sans accent aucun, ni aigu, ni grave et encore moins circonflexe :

 

         LE CONSUL GENERAL VOUS RAPPELLE QUE LE VISA CONSULAIRE NE CREE PAS DE DROIT A l'ENTREE SUR LE TERRITOIRE FRANCAIS.

IL SOULIGNE QUE VOUS DEVEZ CONSERVER AVEC VOUS LES JUSTIFICATIFS QUE VOUS AVEZ PRODUITS POUR L'OBTENTION DU VISA  .CES JUSTIFICATIFS POURRONT, EN EFFET, ETRE EXIGES A L'ENTREE EN FRANCE LORS DU CONTROLE DE POLICE. A DEFAUT, VOUS VOUS EXPOSEZ A UNE INTERDICTION DE FRANCHIR   LA FRONTIERE (ARTICLE 5 DE L'ORDONNANCE 45-2658 DU 2 NOVEMBRE 1945 MODIFIEE ET DECRET 82 - 442 DU 27 MAI 1982 MODIFIE).

 

         A vrai dire, ce rituel laïc n'a de points communs avec  la cérémonie musulmane que la souffrance.  Alors que dans ce deuxième cas, celle-ci  a un sens pour  le pèlerin, dans le premier, elle est presque dépourvue de signification et devient par conséquent insupportable. Mais, ce qui rend encore plus absurde ce nouveau rite de passage, c'est son côté utilitaire qui le différencie énormément de la cérémonie du hajj. Pourtant, comme le Pèlerinage à la Mecque n'est un devoir que pour le Musulman qui en a et la santé et les possibilités matérielles, de même la visite de l'Autre-Monde n'est nullement obligatoire. Tous ces pèlerins ne le savent que trop, mais ils savent aussi intuitivement que le droit de circulation des hommes et des femmes figure comme Article 13.1 dans la Charte des Droit de l'Homme tant proclamée, et cyniquement utilisée, par ces mêmes pays du Nord.

 

 

                                                                          Casablanca, Août 1994




10/06/2009
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