Lamalif, Revue mensuelle, culturelle, economique et sociale,
n. 191, Sept. 1987, pp. 58-60
----------------------------------------------------------------------------------------------
Tiznit
Abderrahmane LAKHSASSI
Ville bizarre et gauche. D'abord elle est grosse. Quand on lui dit cela,
croyez-vous qu'elle soit vexée? Pas le moins du monde. Au contraire, elle est
flattée. Elle est flattée jusqu'à la moelle. Il est vrai que Tiznit a toujours eu jusque
là le complexe d'être un simple grand village. Que dis-je ? A vrai dire, c'est une
oasis. Mais ses habitants en ont parlé de toute éternité comme d'une véritable
ville. Le Saint patron est là pour protèger ses morts et ses vivants sans distinction
aucune. Que faut-il de plus ? Soyons juste. Tout est Einstein... Toujours est-il
qu'aujourd'hui elle a oublié que "Small is beautifull". Oublié ? non, elle n'en sait
rien tout d'abord et n'en a rien à faire ensuite. Cela fait partie de son "domaine de
l'impensable".
Mais moi, tout cela me gêne. Des bâtiments partout. Tout autour de
l'enceinte de l'ancienne ville. On aurait pu appeler ces nouveaux quartiers d'un
tout autre nom. Pourquoi pas ? On connait d'autres villes jumelles ou tri-melles
ici et ailleurs dans le monde. Mais là ne s'arrête pas la laideur de Tiznit. On
pourrait en effet fermer les portes et laisser les habitants de ces nouveaux quartiers
se débrouiller tout seuls en dehors de nos remparts. Y compris ceux parmi nous
qui veulent les rejoindre. Et il y en a. Car n'oublions pas que le fait de vivre dans
ce que les Roumis appelaient déjà "la Ville Nouvelle" est un signe non seulement
d'ascension sociale et de richesse mais aussi et surtout d'émancipation - c'est
secouer sa jellaba pour se débarasser de la poussière des rues puantes. A
vrai dire, Tiznit n' a pas d' odeur particulière comme en ont certaines villes du
monde qu'elles soient islamiques ou paiennes. Il faut dire qu à l'intérieur des
remparts, il y en a de ces petites gens qui détruisent leurs maisonnettes de pisé
pour les reconstruire style-émigrés, en briques. La brique est devenue la nouvelle
mesure de notre modernité, depuis que "Mougha" (Maurras) _ cet "ambassadeur"
des mines du Nord de la France _ a franchi nos murailles d'argile. Plus important
encore est de construire un ou deux étages pour dépasser la hauteur des remparts.
Que de pots de vins, de pains de sucre et de baise-mains, il a fallu pour pouvoir
transgresser cette règle municipale. Mais il faut bien que les curieux puissent
discrètement observer ce qui se passe chez nos voisins nouveau-style. Ce qu'il
faut dire aussi, c'est qu'on étouffe à l'intérieur de notre oasis - au point qu'on a
l'impression d'être à l'intérieur d'un tonneau. Même le ciel y est trop bas. Sur ce
point je ne peux que sympathiser avec les fuyards.
Néanmois, tout cela ne fait que me créer de gros ennuis. Voilà le problème.
Je n'arrive plus à retrouver ma maison. Depuis que j'ai quitté mon
bien maintenant une petite éternité de cela, je ne cesse de chercher d'autres points
de repère pour le rejoindre. Depuis un certain temps, ce ne sont pas seulement les
nouvelles constructions qui me répugnent _ à vrai dire, je commençais déjà à m'y
habituer _ mais aussi et surtout les gens. Des hommes partout _ Le nombre des
femmes, lui, ne semble pas avoir augmenté. Partout des visages différents, des
costumes de tous genres; même la démarche de ces nouveaux-venus ne ressemble
en rien à la nonchalance des Ayt-Tiznit. A tout dire, ils font du bruit quand ils
marchent, ces nouveaux conquérants, _ comme tous les conquérants d'ailleurs.
Ils auraient pu, s'ils étaient sages ou du moins polis, laisser leurs chaussures en
semelles dures aux portes de la ville, quitte à mettre des babouches en semelles
Michelin. Il est vrai que certaines de nos rues sont devenues depuis asphaltées et
cette modernisation a contribué à la sonorisation de la ville.
Toujours est-il que dans tout ce vacarme, je n'arrive plus à retrouver ma
maison. Vous pourriez demander aux gens, me diriez-vous. Je vous rétorquerais
simplement que je ne connais pas ces nouveaux visages. Eux non plus d'ailleurs
ne me connaissent guère. Comment peuvent-ils connaître quelqu'un qui n'est plus
chez lui. En plus, ils ne savent que marcher, nuit et jour, ces gens-là. Et puis, j'ai
horreur de parler arabe chez moi. A la rigueur, je pourrais accepter de s'en
servir en dehors des remparts. Ensuite, c'est barbare de demander à un étranger le
chemin de chez soi dans une autre langue que la Tachelhit de Tiznit-la-Belle,
avec ses h à la place des kh et des gh que les gens de la montagne voisine
trouve trop efféminée. Ah, ces autres frères étrangers de la montagne ! Ils ont fait
de ma ville un simple lieu de pass-âge.
Il m'arrive des fois de rentrer à Tiznit à la tombée de la nuit. On ne
rencontre que ces étrangers qui sillonnent la ville de long en large. Que veulent-ils
donc chez nous? Le jour, je comprends bien, ils peuvent prétendre visiter
l'ancienne ville, la tombe de Lalla Zeniniya et sa chienne par exemple. Mais la nuit !
et dans une ville à peine éclairée ! cela dépasse ma compréhension. D'ailleurs, ils
n'ont pas l'air de savoir où ils vont. Tiznit-la-belle leur joue parfois des tours
avec ses rues en cul-de-sac. Cela n'existe pas dans leur ville nouvelle,
Tiznit-la-grosse. On aurait dit une autre Ghardaya, cette ville du Mzab algérien où
l'étranger est vite désorienté. Voilà pourqoui en fait les jeunes filles de mon quartier
ne sortent plus le soir après dîner pour jouer et chanter jusqu'à une heure tardive
de la nuit. Je me rappelle encore de mon retour du cinéma _ car il y a un cinéma
dans Tiznit-la-belle, souvenez-vous en ! _ je les entend répéter encore le refrain :
Tella tifawt h-ammas n igenwan
Rasul-u-llah aggis izrin (i)
Pour les taquiner, les incrédules parmi les jeunes leur répondaient souvent que s'il
y a de la lumière dans le ciel, c'est plutôt "Apollo 5" qui y est passé. Mais nos
jeunes filles ne prétaient guère attention à ce genre de plaisanterie. Elles savaient
pertinemment que tout incrédule est incapable d'apprécier la poésie quelle qu'elle
soit. Mais n'allez pas croire surtout que nos jeunes filles d'alors étaient mystiques
sur les bords. En fait elles parlaient bel et bien de beauté, dans l'absolu et sur
terre. Il leur arrivait à elles aussi de changer le mot "rasul-u-llah" par le nom de
quelqu'un parmi nous, mais jamais, au grand jamais par "Apollo 5".
C'est vrai que nos filles ne sortaient pas tout le temps chanter le soir après
dîner. S'approvisionner en eau potable, chercher le bois ou plutôt cette petite
végétation sèche (wawerzad ) sont des tâches de jeunes filles qui nécessitent de
se lever très tôt. Mais se lever de bonne heure n'a jamais empêché ces
belles-de-nuit de veiller tard pour chanter. Il suffisait d'un peu de lune et c'est parti
jusqu'à une heure tardive du matin.
Les hommes, eux, étaient souvent absents. Ils dormaient ou occupaient
une des maisons pour ruminer des choses beaucoup plus "sérieuses" que les
lumières du ciel. Ils préféraient faire semblant d'ignorer ce que chantaient leurs
filles, petites-filles ou femmes. Par pudeur ? Peut-être fuyaient-ils tout simplement
la lune. Par contre les nuits sans lune, ils étaient là, le soir, groupés dans un coin
du quartier. On les entendait sans les voir. Ce qu'on pouvait voir de loin, c'était,
de temps à autres, des points rouges dans les ténèbres chaque fois qu'ils tiraient
des bouffées de leurs cigarettes. Il y avait parmi eux Dda Hmad qui détestait la
cigarette, cette dernière innovation (bidåa ) laissée par les Roumis . Il préférait,
disait-il, le kif qu'il croyait plus compatible avec l'Islam. Bien entendu, on ne voyait
rien de ce qu'il fumait, lui,
Les poumons de Dda Hmad avaient une sonorité toute particulière.
De tout cela il n'y a plus rien. Devant le bruit des chaussures de ces étrangers
égarés dans la ville nocturne, il ne reste que du vent. Jamais je ne me perdrais à
chercher ma maison s'il y avait les gens de mon quartier dehors le soir. Les
belles voix aigues, les nuits de lune, m'auraient guidé de loin vers ma destinée ;
quant aux autres nuits, la toux de Dda Hmad aurait suffi à me signaler que je
n'étais pas très loin de chez moi. La bonne odeur en apporterait la certitude.
D'ailleurs, je n'arrive pas à comprendre comment les nouveaux-venus
peuvent-ils dormir tranquillement en dehors des remparts. Passer la nuit hors
l'ancienne muraille est quelque chose qui relève de la prouesse. Non seulement il y
a les bêtes féroces et en premier lieu, l'hyène (ifis ) "la puante", mais aussi
d'autres êtres plus puissants et encore bien plus redoutables comme Taghwzent,
l'ogresse qui trouve la chair des enfants, à commencer par celle de ses propres
petits, plus savoureuse que tout autre chose. Il y a aussi tous ces êtres qui nous
viennent de l'Arabie paienne, les invisibles, ce qu'on appelle localement Id-bismi-llah,
en plus de ceux qui, à cause de la modernisation des moyens de transport,
nous arrivent du nord du Maroc, comme Aïcha Qendicha. Plusieurs chauffeurs
de la SATAS, cette première compagnie des transports du sud, ont juré avoir
vu la Belle Aïcha faire de l'auto-stop vers Tiznit. Ils ont même failli, disent-ils,
s'arrêter pour la prendre à trois heures du matin. Pour moi, tous ces êtres-là
ne franchissaient pas les portes de notre ville. Non pas que nous les fermions
la nuit. Pas du tout. Mais parce qu'il y avait une sorte de respect mutuel entre
nous et eux. Disons une sorte de coexistence pacifique qui n'est pas bien entendu
sans incident chaque fois que l'un empiéte sur le territoire de l'autre. Vous me
diriez que parmi ces êtres redoutables, il y a en un qui loge au centre même de
la ville. C'est vrai que tag°mart-n-Isemdal, cette jument-des-cimetières, possède à
elle seule le plus grand territoire de Tiznit-la-belle. Mais jamais je n'ai eu vraiement
peur de notre jument-des-cimetières. Ou plutôt si, mais d'un tout autre genre de
frayeur, celle qu'éprouve un enfant quand il vous demande de lui faire peur.
Faut-il donc le répèter ? Jamais je n'aurais le courage d'habiter une maison
hors des murailles. Peu importe la hauteur de l'enceinte. Peu importe aussi sa
distance de chez moi. Qu'on me convainque un jour que la Grande Muraille de
Chine protège aussi bien Tiznit-la-grosse de Gog et Magog que la Chine elle-même.
Ce jour là, croyez-moi, je ferais ma grasse matinée habituelle en dehors de nos
petites murailles. Il faut dire que les remparts étaient et demeurent pour moi,
jusqu'à preuve du contraire, ce qui sépare la civilité de la barbarie. Peu importe
s'ils sont troués. Peu importe si leur surface est continuellement abimée par l'action
géophagique de nos mères souvent enceintes. Peu importe aussi si les portes ne
se ferment plus depuis la fin de la guerre des Ayt Baåemran. Ce qui importe, c'est
l'idée des remparts, cette ligne semi-imaginaire.
Pour tout dire, ce qui procure du courage à ces nouveaux-venus, je veux
dire le courage de passer leurs nuits tranquilles en dehors de l'enceinte de
notre ville, c'est ce que l'on peut intituler tout simplement leur "non-croyance".
Les gens, du moins ceux de Tiznit-la-grosse, ne croient plus ni à l'hyène ni à
Tagh°zent ni même à notre belle Jument nocturne. Il est vrai que certains veulent
bien croire à Aïcha Qendicha. Parce que celle-ci vient du Nord, ce qui lui donne
un air de modernité à leurs yeux. Ils ignorent que leurs
prennent que de moins en moins au sérieux. D'ailleurs, c'est une des raisons pour
lesquelles elle veut quitter son pays pour aller à Tiznit. C'est du moins l'opinion du
vieux Dda Hmad.
Je disais que leur témérité vient tout particulièrement de leur "non-croyance"
en ces êtres invisibles à l'oeil incrédule. Chose tout à fait paradoxale. Car la
force des gens d'autrefois _ ces gens des premières générations musulmanes _
émane de leur "croyance", fraîche et solide. De ce paradoxe, j'avais aussi parlé à
Dda Hmad, le fumeur de kif. Il m'avait tout simplement répondu avant sa mort
que c'est un signe de la Fin des Temps et un signe de taille. Ce qui l'effrayait
dans cette histoire, ce n'était pas que la "croyance" des gens du passé avait été
remplacée par sa négation chez les habitants de Tiznit-la-grosse, mais plutôt le
fait que cette même "non-croyance" procurait à ces incrédules de la dernière
heure des forces outre-mesure. Passer la nuit ailleurs qu' à l'intérieur des murailles
était pour Dda Hmad hors de question. Bien entendu cela lui arrivait durant
l'abattage de l'orge par exemple. Utilisant iwerman , cette paille mal broyée,
comme lit, il surveillait sa petite récolte de peur que quelque méchant ne mette le
feu à tant de labeur. De telles périodes sont liées au cycle agricole que tous les
êtres de Dieu respectent sans faille. Il lui arrivait aussi de dormir dans son petit
champ hors des murailles pour garder ses petites pousses d'orge contre les
nomades chameliers qui remontaient du Sahara vers le Nord à la recherche de
nouveaux pâturages. Mais passer la nuit hors de l'enceinte d'une ville pour
protéger son pain quotidien est une chose et la passer dans une maison en brique
de ciment après avoir regardé les programmes de télévision en est une autre.
D'ailleurs, le vieux Dda Hmad avait insisté avant sa mort pour n'être enterré que
dans un des vieux cimetières intra muros . Son seul désir fut exhausé sans difficulté.
Que le Ciel soit loué. Amen !
N'Ikhssassiyn
------------------
Système de transcription des mots berbères et arabes :
gh = d =
kh = q =
h = gw =
3 = z =
å =