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Honneur et h'udud Allah... : Belaid et la femme en Islam

Article publié dans :

AWAL (Cahiers d'Etudes berbères), n° 33,

Editions de la Maison des Sciences de l'Homme,

Paris 2006, pp. 53-79.

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HONNEUR ET H'UDOD ALLÂH  DANS LA POÉSIE RELIGIEUSE BERBÈRE

LHAJ BELAÏD ET LA FEMME EN ISLAM

 

Abderrahmane LAKHSASSI 1

 

 

 

 

«De tout temps, et dans bien des pays, les premiers poètes ont eu cette arme terrible [les dictons] entre les mains, et s'en sont servis. Mais de ce poète morigé­neur est peut-être sorti, peu à peu, le poète moraliste. On avait coutume déjà de l'en­tendre distribuer le blâme et la louange. On lui en reconnaissait - par force - le droit. De là à lui donner mission de formuler les préceptes divins, les règles de conduites pratiques, il n'y a qu'un pas. Seul le poète sait leur donner cette forme brève et expres­sive qui se grave si aisément dans les esprits simples. »

Basset (1920 :400)

 

 

 

 

INTRODUCTION

 

 

Le texte que nous nous proposons d'analyser ici fait partie d'un genre littéraire d'édification religieuse bien ancré dans la tradition berbère­-tashelh'it. En dernière analyse, on peut dire que son objectif primordial est de délimiter l'espace public réservé à l' homme et empêcher la femme de sortir de l'espace privé où la société patriarcale l'a confinée au nom d'une certaine interprétation de la religion. Ce genre de littérature touche aussi bien l'écrit que l'oral. Le support utilisé peut aller du papier à la bande magnétique en passant par le disque sonore. Lhadj Belaïd, dont il va être question ici, est d'abord et avant tout un chanteur qui a composé une cinquantaine de poèmes sur une grande variété de thèmes. Trois textes seulement peuvent être considérés comme de véritables poèmes moraux - un sur la boisson et deux sur les femmes. Pourtant, dans l'esprit des gens, Belaïd est considéré comme un grand moraliste.

 

 

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1. Université Mohammed V, Rabat.

 

 

La production de chansons d'édification religieuse fait partie des «devoirs» du poète -chanteur (rrays). Lhadj Belaïd s'est acquitté de cette tâche avec succès. Cette image du trouvère moraliste, on peut l'expliquer tout d'abord par la richesse de son texte sur les mœurs féminines. Ce poème, intitulé «Làyalat» par la compagnie d'enregistrement Baidaphon, est le dernier travail enregistré par l'auteur-compositeur (en 1938)2. Lhadj Belaïd devait avoir alors une soixantaine d'années. Ce texte est aussi l'un des plus longs, une centaine de vers en tout. Réédité sous forme de disque micro­sillon, le public le connaît mieux que les autres textes. Aussi l'enregistrement' est-il d'une qualité meilleure que celui de la plupart de la production de l'époque. Le contenu est par conséquent plus clair pour l'auditeur ashelh'i, pour qui Belaïd reste encore aujourd'hui le maître de l'amarg (poésie chantée) 3.

 

De ce texte, nous essayerons ensuite de dégager l'idéal féminin de l'auteur et du' groupe dont il est le porte-parole pour remonter vers les sources de cette conception dans la tradition islamique. Nous nous attacherons à montrer que les idées savantes ne sont pas affectées et n'ont pas perdu leur vigueur une fois traduites en langue vernaculaire.

 

 

TRADUCTION DU TEXTE BERBÈRE 4

 

Belaïd a chanté son poème de 104 vers d'un seul trait. La performance ne comporte presque aucune de ces pauses qu'on rencontre habituellement dans ses chansons, durant lesquelles le chanteur se tait pour laisser du même coup le temps au chœur de reprendre le refrain. Nous proposons ici une divi­sion thématique du poème en quatre parties:

 

- introduction du thème (vers 2 à 30) ;

- propos sur les femmes (vers 31 à 64);

- propos sur les hommes (vers 65 à 85);

-la femme et les vices sociaux (vers 86 à 104).

 

 

 

Des femmes

 

 

« 1. À lay li la li lay li la li la li la

2. Au nom de Dieu, nous commençons encore un chant !

3. Il est tiré de l'expérience passée et ne renferme point de mensonge !

4. Le vrai savoir est, pour les musulmans, source de mutuels conseils.

5. Certes, je n'abuserai pas de la parole si je traite

6. De l'honneur de la femme et de l'honneur de l'homme.

 

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2. Sur la vie du poète-compositeur-chanteur, voir annexe 2, p. 76-78.

3. Pour plus de détails sur ce concept, voir Lakhsassi (1986).

4. Le texte berbère a été établi à partir du disque sonore Baidaphon n° 98 881-2 en collaboration avec Mohamed Benihya et la mise en forme de la traduction française avec Abdeslam Cheddadi. Mes remerciements vont à M. Tozy pour avoir lu et commenté la première version de ce travail et à Claude Lefébure et Mohamed Kerrou pour leurs remarques sur le style de certaines de ses parties.

Les termes et les phrases entre parenthèses sont des reconstructions, donc incertaines. Vers 1 = schéma de la forme métrique.

Vers 49 = 48; 54 = 53; 57 = 56; 61 = 60; 63 = 62; 76 = 75; 80 = 79; 97 = 96.

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7. Tout homme connaît le bien, connaît les limites.

8. À celui qui ne veut pas m'entendre, je dis; c'est moi-même que je blâmerai.

9. Si je désobéis à Dieu, il en est de moi comme

10. Des grains que jette à toute volée le semeur;

11. Chaque grain tombe là où l'emporte le vent.

12. J'ai traversé l'Occident et l'Orient, Dieu l'a voulu ainsi.

13. Certes, il en est de la vie comme le disent les Livres.

14. Celui qui fait des gains illicites sans repentir,

15. De toute nécessité désobéit à Dieu. Le Coran ne ment pas.

16. Comment pourrait-il éviter l'illicite, l'homme d'aujourd'hui ?

17. Il a des biens en suffisance mais ne s'en contente guère.

18. Le nombre des vendeurs excède celui des acheteurs.

19. La fraude l'emporte sur la probité, et c'est le règne de la tromperie.

20. Je me mets sous votre protection, ô mes auditeurs !

21. A-t-il encore sa raison, celui qui néglige ses devoirs ?

22. Plongé dans le péché de jour comme de nuit,

23. Satisfait de ce bas monde, il ignore Celui qui l'a créé

24. Et lui a accordé les biens et la santé.

25. Et moi, les hommes du passé, je les salue !

26. Ils étaient fermes devant le péché comme devant la soif et le froid !

27. Aujourd'hui, mes frères, les désirs égarent les hommes,

28. Et ni le blé ni l'orge ne leur suffisent.

29. Ils consomment du tabac, s'adonnent aux jeux de hasard et à la boisson.

30. Et ainsi leur vie se consume! Que Dieu nous protège du Malin !

                                                *

31. Et maintenant, aux femmes je vais consacrer mon propos.

32. Ô femmes qui avez obtenu la satisfaction de Dieu, sachez que la Loi

33. Ne réprouve ni ne blâme les femmes pures.

34. Les femmes qui prient, qui jeûnent, qui sont le réconfort de leur mari,

35. Iront rejoindre celles que notre Seigneur a citées dans Ses Livres:

36. Notre Dame Fatima, notre Dame Aïcha et notre Mère Khadija,

37. Déjà entrées au paradis, et qui jouissent du pardon de Dieu pour leurs péchés.

                                                  Ô Muse !

 

38. Et maintenant, poursuivons notre propos !

39. Elle commet un péché, celle qui désobéit à notre Seigneur et à Son Intercesseur !

40. Rejetant les coutumes des femmes, elle adopte les mœurs des hommes.

41. Or les femmes diffèrent des hommes; elles n'ont pas comme eux le souci de l'honneur.

42. Et ainsi, elle n'inspire plus le respect. Que Dieu nous protège !

43. Son père et ses frères fuient les assemblées.

44. La femme de bonne souche, elle, se brosse les cheveux,

45. Se farde de henné, accueille avec joie son mari.

46. Celle-là, jamais son nom n'est prononcé dans les assemblées.

47. Tout homme de sa famille, en sortant de chez lui, garde la tête haute !

48-49. Et, lorsqu'il rentre dans sa maison, personne ne le désigne du doigt !

50. Ô taleb, toi qui es chargé d'établir l'acte de mariage selon la Loi,

51. Dis-moi: toutes les dots et tous les trousseaux se valent-ils ?  

 

 

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52. Les uns atteignent des milliers de réaux,

53-54. Mais d'autres, par Dieu, valent moins que trois sous!

                                  Ô Muse !

 

55. Malheur à celui qui est lié à une femme

56-57. Habituée à la rue et n'aimant pas son foyer !

58. Chaque semaine, sans faute, on la voit au tribunal.

59. Je me mets sous votre protection, ô mes auditeurs !

60-61. La parole du poète ne chemine-t-elle pas au plus près du Sens ?

 

62-63. La parole du poète ne chemine-t-elle pas au plus près du Sens ?

64. Il y faut encore plus réfléchir lorsqu'elle se rapporte à la Loi.

 

                                                *

 

65. Certains hommes parmi nous sont à craindre.

66. Ils savent qu'aux femmes est défendue

67. La compagnie des hommes, mais ne les en empêchent guère.

68. Il y a des femmes qui font (illicitement) un enfant et ne se repentent pas.

69. Il y a même des hommes qui leur apprennent le lutar ? ou le ribab 6,

70. Espérant y gagner des babouches, un turban ou une chemise.

71. Voilà où ils trouvent leur gagne-pain! Dieu nous en garde!

72. Ne dépasse-t-il pas toute limite celui qui se procure du vin,

73. Le boit avec sa femme, en présence de sa progéniture,

74. Et s'enivre à l'excès, bafouant toutes les lois ?

75-76. Tous deux ne jurent que par ce qui est illicite.

77. Ils sont bien ainsi, ce n'est point un mensonge.

78. Ô femmes qui avez obtenu la satisfaction de Dieu, la Loi

79-80. Ne réprouve ni ne blâme les femmes pures.

81. Je me mets sous votre protection. Ô mes auditeurs'

82. C'est moi-même seulement que je réprimande puisque je ne me suis point repenti.

83. Il est d'usage que le plus âgé montre la voie au plus jeune.

84. Et lui rappelle la crainte de Dieu pour éviter le péché.

85. Si chacun ne conseille pas son voisin, les Livres sont à jeter aux orties.

 

                                                            *

 

86. Elles méritent le blâme, les femmes qui désobéissent à Dieu et à Son Intercesseur,

87. Celles qui s'exhibent et improvisent des chants au milieu d'hommes.

88. À celui qui leur rappelle l'unité de Dieu et les obligations religieuses,

89. Elles répondent, contre toute évidence, ne rien y comprendre.

90. Mais, si on leur montre des chansons, elles les apprennent sans tarder.

91. C'est la vie de foyer que vous détruisez, Ô femmes qui vous adonnez à la boisson !

 

5. Lutar ou gambri (instrument musical à plectre): genre de luth populaire généralement à trois cordes qu'on fait vibrer avec un brin de feuille de palmier nain, plié en deux.

6. Ribab : genre de violon monocorde dont la corde vibrante est constituée d'une mèche de 40 à 50 crins de cheval. «L'introduction du ribab dans l'orchestre chleuh peut passer pour un trait de génie, tant il donne à cet orchestre un timbre original, une allure pittoresque, une force expressive qu'il n'aurait pas sans un tel instrument» (Chottin 1933: 17).

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92. La laine et le métier à tisser sont incompatibles avec la cigarette et la boisson.

93. Vous avez jusque-là bien gardé votre honneur, ô Ishelh'iyn ! 7

94. Avant que n'apparaissent ces femmes de joie,

95. Qui acceptent un prix en échange de leur pudeur et leur honneur,

96-97. Achètent des maisons et des riyad 8, se couvrent d'or,

98. Et vivent au milieu de biens illicites.

99. Que celui qui veut vérifier mes dires aille au Haouz (de Marrakech).

100. Ces femmes y vont de ville en ville,

101. Se produisent dans la rue, jouant du tambourin et entrant en transe.

102. Elles se fardent de henné et les cheveux leur tombent jusqu'aux genoux.

103. Le Prophète n'a-t-il pas dit: «Que soit maudite

104. La femme qui élève la voix, même pour prier ! »

                              Ô Muse !

 

Belaïd commence un chant qu'il estime être le fruit de son expérience passée. Pour lui, tout savoir doit être utile. À l'ignorance d'autrui, personne n'a le droit d'être indifférent. Par conséquent, en traitant de l'honneur de l'homme et de la femme, il ne se considère nullement comme un intrus. Au contraire, en s'adressant aux autres, il ne fait que rappeler à lui-même ses devoirs religieux.

 

Sur cette terre, chaque chose a ses propres limites. Tout être doué de raison est censé les connaître. Certes, le monde d'aujourd'hui, avec tous ses biens en abondance, guette continuellement les humains. Il y a plus de tricheurs que d'hommes intègres. Or, rien ne se fait en dehors de la volonté divine, comme le confirment les Saintes Écritures. L'important, en fin de compte, c'est de se repentir.

 

Il faut croire que l'homme d'aujourd'hui a perdu sa raison, car comment peut-il faire fi du Créateur pour s'adonner exclusivement à ce vil monde et à ses biens matériels? Seuls les gens d'autrefois méritent respect et admiration. Pauvres, sobres et intègres, ils ne se plaignent de rien malgré la rareté de tout, ils tiennent ferme non seulement devant la faim et la soif, mais aussi devant le péché. Le degré de déchéance des gens d'aujourd'hui n'a d'égal que la pureté et l'intégrité des gens du passé. Que peuvent bien peser les premiers en face de ces derniers ?

 

La femme idéale, dit Belaïd, est celle qui obéit à deux êtres: Dieu d'abord, son conjoint ensuite (vers 34-37). Si elle accomplit ses devoirs reli­gieux et obtient l'approbation de son mari, elle sera sauvée de la géhenne. Pour satisfaire Dieu, il y a le jeûne et la prière. Pour faire plaisir à son homme, elle doit se faire belle pour l'accueillir.

 

Une telle femme rend heureux non seulement son compagnon, mais aussi tous ses proches, dont l'honneur dépend du sien (vers 46-48). Par contre,

 

 

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7. Groupe berbère occupant le Haut Atlas, l'Anti-Atlas et la plaine du Souss marocain, et par­lant la langue amazigh-tashelh 'it.

8. Riyad: jardin d'agrément.

 

 

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la femme qui fait fi des traditions sociales et des coutumes ancestrales pour empiéter sur le domaine réservé à l'homme ne peut être qu'une catastrophe pour les siens.

 

Quant à l'homme, il a le devoir d'empêcher la femme de sortir des limites imposées par Allah. Aujourd'hui, il est loin d'accomplir cette tâche. Pis encore, dit Belaïd, certains hommes poussent la femme à la débauche pour en tirer profit. D'autres encore encouragent la licence des mœurs dans leur propre famille. Or, dans le domaine religieux comme dans le social, la coutume veut que les plus âgés guident les plus jeunes, sinon à quoi peuvent bien servir les livres ?

 

N'est-ce pas un mauvais signe que de voir la femme plus apte à apprendre à jouer des instruments de musique qu'à observer les préceptes religieux! En négligeant leurs femmes au point de les laisser s'adonner publiquement à la chanson, à la cigarette et à l'alcool et même parfois à la prostitution, les Chleuhs ont perdu leur honneur de jadis. La preuve, dit-il, n'est pas plus loin que Marrakech, où elles s'exposent devant tout le monde pour chanter et danser sans pudeur. On est loin de l'avertissement de notre Prophète, qui veut, dit Belaïd, que la voix d'une femme ne doive même pas être entendue pendant la prière.

 

Le poème de Belaïd est trop riche pour être analysé ici en détail. L'univers traditionnel de la société maghrébine et en particulier du Sud maro­cain s'y trouve reconstitué à travers des concepts-clés chers à ce monde. Nous nous contenterons ici d'en prendre quelques-uns pour montrer que Belaïd, en tant que poète, ne fait que continuer la tradition d'édification parti­culière à ce Sûs al-'âlima (Le Souss des savants). Dans l'univers conceptuel de son texte, nous choisirons deux mots clés qui nous paraissent être à la base de sa vision du monde: làaradh (l'honneur) et lh'udûd (les limites de la Loi). Le premier relève du champ sociologique et le second renvoie au domaine théologique. Deux registres sur lesquels le poète joue en même temps et indifféremment.

 

Belaïd dit clairement que, pour préserver cet honneur, il faut observer les limites de la Loi. Réciproquement, sortir de celles-ci équivaut à la perte de son humanité. Chaque personne est donc tenue de respecter ces deux pôles qui délimitent l'intégrité de l'individu et de la communauté musulmane. Belaïd revient sans cesse sur ce point. Dans une joute poétique avec Rrays Larbi, il répond à celui-ci:

 

«Chacun doit s'appliquer aux choses où il excelle;

Ainsi, il ne sera blâmé ni aux yeux de la Loi,

ni devant ceux qui le connaissent

Chacun doit protéger son honneur aux yeux d'autrui 9»

 

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9. Baidaphon n" 97 203-204.

 

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Pour Belaïd, respect ou transgression de ces deux bornes résume la question de l'homme dans l'islam. Non pas que la conformité à la loi reli­gieuse évite uniquement la malédiction divine dans l'au-delà, tandis que la transgression de la coutume appelle la colère des humains ici-bas, mais le problème religieux est bel et bien un problème social dont les conséquences sont d'abord immédiates et sur terre.

 

Le poète utilisera donc toutes ses connaissances théologiques et sa praxis sociale pour faire coïncider làada (coutume) et sherà (loi religieuse) et enfermer la femme dans ce que le Coran appelle h'udûd allâh (limites imposées par Dieu), telles qu'elles sont comprises et interprétées par certains fuqaha 10. A ces limites, non précisées par le texte révélé, l'homme et la femme ont l'obligation de se conformer, mais à l'homme revient, en plus, la charge de veiller à ce que sa compagne les respecte et souvent plus strictement que lui. Ainsi Belaïd, dans son nouveau rôle de prédicateur, est fier de mettre la poé­sie au service de la religion. Par cette idée de la rencontre entre poésie et loi islamique, le chanteur termine la première face du disque et la reprend au début de la seconde 11 :

 

«62-63. La parole du poète ne chemine-t-elle pas au plus près du Sens ?    

64. Il Y faut encore plus réfléchir lorsqu'elle se rapporte à la Loi. »

 

Belaïd se voit comme ayant le devoir de conseiller et d'avertir ceux qui ignorent la loi religieuse - quitte à être qualifié d'importun. Son rôle de rrays inclut cette lourde tâche, qu'il aurait aimé laisser à quelqu'un d'autre. Ne dit-il pas dans un autre texte moralisant consacré cette fois à la boisson illicite,

 

« Nous sommes pleins de honte à garder la parole. Mais que faire à cela ?

À qui viendrait prendre ma place, je laisserais volontiers la parole ! » 12

 

Bien que, pour Belaïd, la vie se déroule selon ce qui est prévu par les Livres (lktub), il va de soi que c'est à l'homme - et en particulier au clerc ­qu'incombe la responsabilité de redresser la situation. On touche ici, une fois de plus, au problème épineux de toute théologie. La contradiction entre ce que les théologiens appellent la volonté divine (mashiyat allâh ou irâdat allah) et la responsabilité humaine en ce qui concerne l'origine du mal. Les causes de la violation des limites, aussi bien religieuses que sociales, reviennent

 

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10. Théologiens musulmans. Il faut dire que le Coran a laissé vague la définition de ces limites. Aux hommes religieux revient la tache de leur donner un contenu concret dans les différents domaines de la vie sociale. Parlant de la pratique juridique par exemple, Lawrence Rosen (1989 :27) écrit que, dans le cas du Maroc, la coutume locale est légitimée par la stricte loi islamique qui laisse le champ libre pour une variété de pratique humaines à l'intérieur de ce que le Coran appelle « les limites d'Allah ».

11. Contrairement à la plupart des chansons, celle-ci ne comporte aucun refrain. Il y a cependant des vers que Belaid répète deux fois, comme ceux-ci. S'agit-il de ceux que le chanteur veut mettre en relief ? Ou bien cette technique de redire plusieurs fois le même vers lui permet-elle tout simplement d'avoir le temps de penser au vers suivant ?

12. Baidaphon n° 98 807-808.

 

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en fin de compte à Dieu, qui a déjà tout prévu dans Ses Livres (vers 13). D'ailleurs, «C'est Lui qui guide qui Il veut et égare qui Il veut» (Coran, 1966, VII: 154; XIV: 4; XVI: 95; XXXV: 9).


Pour s'attaquer au domaine religieux, il est d'usage chez les rrays de demander aux fuqaha et tolba 13, tout au début de leur chanson, le droit à la parole (tslim). Belaïd se prend-il pour un véritable clerc pour se permettre de ne souffler mot sur cette question? Peut-être, mais il faut remarquer que, dès le début de son poème, il hésite à prendre ce rôle de prédicateur (vers 7-11) et revient un peu plus loin sur ce point pour ainsi se justifier (vers 82).

 

Après cet instant d'hésitation, l'auteur assume son statut de moraliste. Ne pouvant être indifférent à ce qui se déroule sous ses yeux comme débauche (lmaàsiyyat), il propose deux solutions distinctes quant au pro­blème du mal: l'une préventive et l'autre curative. La première consiste à affirmer que seul l'accomplissement des devoirs religieux peut empêcher l'individu de tomber dans l'erreur (vers 20-24). Par ce rappel, Belaïd réitère le fameux verset coranique: «Accomplis la Prière! Car la Prière interdit la Turpitude et le Blâmable» (Coran, 1966: XXIX, 45). L'autre consiste à pro­clamer que le repentir est le dernier recours du pécheur (vers 14).

 

La tâche de Belaïd est celle qui incombe généralement aux ulama et fuqaha dans la communauté musulmane: combattre le mal, qui est pour­tant créé par Dieu, seul Créateur. En outre, la crise morale atteint des pro­portions inacceptables quand c'est la femme qui transgresse les limites imposées par Dieu.

 

Par conséquent, le vrai problème du poète, c'est la femme elle-même. Quand celle-ci cesse d'obéir à son mari, elle cesse du même coup d'obéir à Dieu et viole les lois imposées par Le Seigneur à Ses Créatures (huquq allâh). Le mérite ou plutôt l'astuce de Belaïd en tant que prédicateur consiste à confondre les deux. Autrement dit, la femme obéit à Dieu quand elle satis­fait les désirs de son mari.

 

L'idéal féminin est représenté par celle qui répond à la demande du hadith souvent cité depuis Abû Hâmid Al-Ghazali (Al-Ghazali 1983, II: 57-78) et repris par les auteurs des petits traités d'édification religieuse. Le compor­tement d'une telle femme ne peut que susciter l'admiration de son entourage et en particulier ses proches, qui peuvent en être fiers. À l'opposé d'un tel type de femme, il y a celle qui sort du cadre de la coutume et qui fait fi de la tradition. Cette violation des règles sociales qui gèrent le comportement de chacun des deux sexes est symbolisée dans le texte par un certain travestis­sement 14. Bien entendu, une telle attitude ne peut que souiller l'honneur de toute la famille. Par conséquent, l'honneur de l'homme dépend de celui de la

 

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13. Clercs.

14. Jah lkarim, un marginal de Tiznit des années 1950-1960 s'était acheté une fois des habits de femme qu'il portait en mendiant dans les quartiers de la ville. Quand on lui demandait pourquoi il avait ce choix efféminé, il répondait simplement qu'il n'y avait aucune raison pour que lui ne profite pas à son tour du costume féminin. Les femmes, disait-il, se sont emparées de la djellaba qui appar­tenait jusqu'ici aux hommes uniquement.

 

 

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femme dans la mesure où celle-ci constitue le fief de celui-là. Mais l'honneur de la femme ne peut être sauvegardé que sous la protection de l'homme puisque celle-ci est éternellement mineure.

 

Lhadj Belaïd, comme tout faqih 15 digne de ce nom, est en fait concerné avant tout par l'intégrité de la communauté musulmane. Or un des indica­teurs du degré de probité de celle-ci - dont les hommes se sentent seuls res­ponsables - est le comportement de la femme. Est-elle non conforme à ce qu'ils estiment être la coutume et c'est la sonnette d'alarme qui se déclenche.

 

À la manière des textes de prédication composés par les clercs qui par­tent du principe selon lequel l'homme est, de droit comme de fait, le gardien de la femme, le poème «Làyalat» commence par parler des femmes pour finir par accuser les hommes. Le cercle est bouclé. Si la communauté musul­mane sort des limites établies par les lois religieuses, c'est parce que les femmes les ont transgressées, et si celles-ci ont pu franchir le Rubicon, c'est parce que les hommes ont failli à leur devoir. Telle est la logique de base des textes d'édification, qu'ils soient chantés, psalmodiés ou sous forme de can­tilènes: l'homme est le chien de garde de la femme !

 

Deux principes fondamentaux concernant la conception islamique du savoir sous-tendent cette logique. Le premier touche au domaine pédago­gique : les grands guident et enseignent les moins grands: «Vos pères ont été mieux que vous.» La hiérarchie du savoir religieux suit la hiérarchie d'âge (vers 83). Bien entendu, dans cette vision des choses, la femme est née et reste éternellement mineure. Le second concerne le statut de toute connais­sance en Islam. Il est annoncé dès le début du poème (vers 4), où Belaïd dit que le vrai savoir est source de conseils. Cette idée est reprise avec force dans le vers suivant:

 

«85. Si chacun ne conseille pas son voisin, les Livres sont à jeter aux orties.»

 

Toute connaissance est par conséquent inséparable de son application pratique. Pour bien apprécier l'importance de ce principe qu'aucun savoir n'est acquis pour lui-même, il suffit de se reporter, à titre d'exemple, à l'argument que présente Muhmmad Al-Awzali (mort en 1749) pour nous déconseiller d'écouter la musique et le chant: ils sont, écrit-il, futiles et sans profit aucun:

 

«Qu'on écoute au contraire ce qui est utile, comme la sainte tradition, le Coran, les sermons,

en un mot tout ce qui est profitable» (vers 223).

                                      (Al-Awzali, 1960: 25-91; Boogert, 1997: 334.)

 

Dans la perspective des ultra orthodoxes, seul l'utilitaire a droit de cité. Encore faut-il s'entendre sur ce qu'on veut dire par utilitaire et pour qui? Dans tous les cas, cela est valable aussi bien pour l'art que pour la connais­sance. Selon un tel point de vue, même un arbre, s'il ne donne pas de fruits, n'a pas de raison d'exister. Cas extrême.

 

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15. Théologien musulman.

 

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En tant que gardien de son propre honneur et de celui de son épouse et ses filles, le « vrai» musulman doit mettre en œuvre la connaissance acquise au profit de l'intégrité de la communauté. Se considérant [comme] l'unique responsable de cette intégrité, l'homme se voit aussi comme le seul concerné par le mal qui peut atteindre le corps social.

 

Ayant accusé les hommes d'être fautifs également de ce qui sévit comme maux dans le monde féminin, Belaïd illustre ses prétentions. Les exemples donnés s'étendent sur un large registre qui va du simple fait que la femme chante en public au phénomène plus grave de la prostitution, où elle échange sa pudeur contre les richesses de ce monde. L'alcool et le tabac ne sont plus les vices des seuls hommes. Par économie d'arguments, Belaïd préfère s'attaquer aux vices mineurs, qu'il présente comme étant déjà graves: la femme qui chante publiquement. Il cite les paroles du Prophète sur la voix de la femme. Le hadith est probablement une pure invention. Dans les œuvres d'édification religieuse, il n'est pas rare de lire de telles forgeries qui sont justi­fiées aux yeux de leurs auteurs par le fait qu'elles ont un noble objectif 16. Sous la plume du faqih Al-Wawjuti 17, on peut lire, à titre d'exemple, ce qui suit:

 

«Notre Mère Aïcha, ayant vu autrefois une femme tenant un fuseau entre les mains, lui annonce le bien qu'il y en a et lui dit: "Ô femme, prends soin de ton fuseau et continue à t'occuper farouchement de la laine. Or si tu savais les mérites qu'en donne Dieu en échange, tu n'irais jamais dormir ni la nuit ni le jour ... "» (Vers 159-63.)

 

Lhadj Belaïd se permet-il donc à la manière des fuqaha de fabriquer des traditions pour «le bien» de la communauté? Même un Muhmmad Al-Awzali n'est pas allé jusqu'à justifier ses dires par une telle invention. Ce qu'il dit sur la musique et la voix féminine se résume à ceci:

 

«On ne doit pas non plus se servir de ses oreilles pour désobéir à Dieu. On ne doit pas écouter des choses que la langue n'est pas autorisée à exprimer, des secrets que le voisin désire garder, le son du hautbois, de la flûte ou de quelque autre instrument de musique, la voix agréable d'une jeune femme ou une chose inconvenante quelconque qu'il ne convient pas d'entendre» (vers 221-222). (Al-Awzali, 1960: 25; Boogert, 1997: 323.)

 

Il est à remarquer que c'est un chanteur qui désapprouve ici le chant et bien entendu la danse de la part des femmes. Belaïd préfère-t-il écouter la

 

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16. Il faut peut-être évoquer ici les deux concepts de istih'sân et istislâh '(intérêt public) dont use la jurisprudence musulmane. Sur ce concept, voir Shorter Encyclopaedia of Islam, 1974: 184-186. En outre, «les ulama sont d'accord sur la légitimité de l'usage de Traditions dites faibles quand il s'agit d'encourager des actions vertueuses (fa'dhâ'il al-aàmâl}» (voir Introduction to al-Nawawi's Forty in www.islamworld.net/nawawi.html). Alors pourquoi ne pas avoir recours aux hadiths apocryphes qui vont dans le même sens? Sur ce point et particulièrement ce qui concerne le pouvoir des clercs à forger et/ou acclimater les hadiths au contexte local, voir un autre exemple dans Lakhsassi (1998).

17. Auteur d'un manuscrit en tashelh'it sur les femmes. Le texte fait partie d'un ensemble d'écrits de prédications appartenant à la famille des Ayt Ugerrabu, branche de Tiznit. Nous remercions vivement Moulay Tahr Al-Mourabitine pour nous avoir permis d'en faire une photocopie. Le nom d'Al-Wawjuti n'est pas très lisible. S'agit-il du même personnage dont parle Al-Mukhtar as-Soussi (1960) dans son ouvrage Sûs al-àâlima et qu'il surnomme ash-Shaykh al-Kabîr Muh'ammad b. Yah'ya al-Azârifi, qui a vécu, dit-il, au XIe (H)/XVIle siècle?

 

 

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voix quasi féminine d'un Rrays Larbi et la danse de jeunes garçons déguisés en femmes qui font partie de sa troupe à celles des femmes? Il faut le croire. Par ailleurs, il est légitime de se demander ici si cette position de disputer certaines tâches à la femme, et par conséquent toute fonction relevant du domaine public réservé jusqu'ici à l'homme, n'est pas renforcée chez le poète - déjà nourri dans une tradition religieuse locale - par le souffle salafi (réformisme moderniste). Plus exactement, une certaine lecture de ce réfor­misme de la part d'une élite urbaine constamment gardienne d'un islam puri­tain et scripturaire n' a-t-elle pas encouragé sur ce point Lhadj Belaïd en tant que «poète-chanteur de cour », souvent invité chez les grands caïds de l'époque? Sans aucun doute, Belaïd est fasciné par la figure de Boushaib Doukkali (1878-1937) 18, représentant de cette salafiyya au Maroc. Ce que ce mouvement partage avec la tradition religieuse du Souss, c'est bel et bien le même point commun, rapporté par Ernest Gellner, entre les saints de l'Atlas et le mouvement réformiste musulman en général, à savoir que la danse communale (ahidus/ahwash) est non seulement immorale mais aussi non islamique. À ce propos Gellner écrit:

 

«Ce que les citadins musulmans et ceux qui subissent leur influence trouvent parti­culièrement choquant dans ce type de danse tribale, c'est le fait que, hommes et femmes s'y mélangent, il peut même arriver qu'ils dansent épaule contre épaule. Celte réaction est par­tagée par le grand leader de gauche, Mehdi Ben Barka, plus tard enlevé et sans doute assas­siné, qui était un grand champion de l'égalité entre les sexes. [ ... 1. À cause de son activité nationaliste, Mehdi Ben Barka fut jeté en prison par les Français et placé sous surveillance dans une des tribus du Haut Atlas central, les Ayt Hadiddou. Au cours de sa détention dans la rude montagne berbère, il eut l'occasion de voir celte forme de danse. Chose curieuse, même ce moderniste de gauche fut choqué - comme il me le rapporta plus tard - par ces danses et par l'éventualité offerte aux femmes, mêmes mariées, d'y participer» (Gellner, 1978: 321 ; Gellner, 1985: 125-6) 19.

 

Autant dire la gravité de transgresser les limites entre le public et le privé en Islam, surtout quand il s'agit de la question féminine, au point que, même pour la pensée politique la plus à gauche, cette tâche s'est révélée être du domaine de l'impensable.

Le ton pessimiste constitue la trame de la vision du poète. Se porter à merveille et jouir des biens de ce monde (ifrh i ddunit-ad) est un mauvais

 

 

 

 

 

 

 

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18. Dans une autre chanson intitulée «Béni- Yaqub» (Baidaphon n° 98061-62), Lhadj Belaïd se réfère explicitement à celui-ci comme étant le plus grand âlim (savant) de son époque:

«- Qui veut étudier la science et profiter des Livres,

- Qu'il aille rendre visite au Cheikh Chouaib,

nombreux, dit-on, sont ses disciples.»

19. Il est intéressant de remarquer que dans la traduction française du texte anglais, ce passage a été séparé du corps du texte. Pour quelque raison, Lucette Valenci a préféré le mettre en note infra-paginale (Gellner, 1970: 709).             .

Encore plus intéressant peut-être est le fait que les deux traducteurs en arabe du même texte ont préféré, quant à eux, d'ignorer totalement ce passage concernant l'attitude du feu leader socialiste sur la mixité des hommes et des femmes dans la danse communale (Gellner, 1988: 43-59).

 

 

 

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signe en lui-même. Le poète recommande plutôt la vigilance, car l'important c'est bel et bien l'au-delà.

Le dernier vers de Belaïd résume sa leçon de morale: la femme ne doit avoir aucune excuse pour manifester son existence à autrui, fût-ce pour adorer Dieu, En aucun cas elle ne doit satisfaire sa vanité. Cette leçon, Belaïd l'a tirée de son expérience, d'un côté, et de sa connaissance des «droits de Dieu », de l'autre. À l'homme, il reproche de n'avoir pas su tenir la femme dans les limites religieuses et coutumières. Pis encore, il l'accuse d'utiliser la femme pour s'enrichir lui-même.

La force de prédication de Belaïd réside dans son art de jouer - à partir des concepts-clés lh'udûd et làaradh - sur les deux registres, religieux et coutumier, et d'utiliser les deux systèmes de valeurs comme s'ils étaient du même ordre. Les textes d'édification composés par les fuqaha du Souss en berbère-tashelh'it sur le même thème n'exploitent pas les valeurs appar­tenant au registre social pour la simple raison que, pour ces clercs, le social doit se soumettre à la loi divine. Pour Belaïd, les valeurs sociales se confondent avec le religieux et les règles religieuses ne sont pas distinctes des normes sociales.

            Ce mariage entre la tradition des Ishelh'iyn-s et le sherà est ce qui distingue son texte de celui d'un Al-Awzali, d'un Abaàqil ou d'un Al-Wawjuti. A la différence des autres œuvres d'édification religieuse, le texte «Làyalat » place la loi religieuse dans le cadre des us et coutumes, et la lie directement à une des valeurs sociales les plus sacrées dans les sociétés traditionnelles, en l' occurrence méditerranéennes: l'honneur. Par contre, dans le texte du clerc, la loi divine est suffisante en elle-même, elle est au-dessus de cette valeur tribale et n'a donc pas besoin de faire appel au sentiment d'honneur pour convaincre. Pour le faqih, la femme qui désobéit à son conjoint viole une loi religieuse et non sociale. Pour Belaïd elle outrepasse les deux car les limites sociales sont directement en relation avec les h'udud allah.


LA LITTERATURE D'EDIFICATION RELIGIEUSE

Ainsi le texte de Belaïd s'inscrit sans conteste dans la tradition d'œuvres d'édification. En plus du rôle de divertissement, s'impose au chanteur - sur­tout après avoir accompli son devoir de pèlerinage à La Mecque pour mériter le titre de lh'adj et entamant l'âge de la soixantaine - celui de conseiller les autres. Là-dessus, Jacques Berque écrit:

 

«Ce tournant de l'âge est particulièrement périlleux dans la société maghrébine. C'est souvent le moment où la retombée d'une forte sensualité porte l'individu à la prière. On a pu attribuer à cette crise l'essor des ordres religieux mineurs, phénomène caractéristique de l'islam dans ces pays.» (Berque, 1953: 137.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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Peut-être. Toujours est-il que le texte de Belaïd se situe dans la lignée d'une tradition religieuse bien connue dans le Souss depuis au moins Ibn Toumert 20". Ce théologien «chicanier», comme l'appelle H. Basset, avait longtemps essayé de reformer la loi et de censurer les mœurs.

Sur cette littérature, on a relevé au moins deux manuscrits écrits en ber­bère tashelh'it concernant notre thème. Le premier date de la fin du XIXe siècle. Composé par un certain Abaàqil, donc de la même tribu que notre rrays, il fait partie d'un ouvrage plus long sur le fiqh21. «Bab an-nisâ'», qui touche directement à notre sujet et en constitue un des chapitres. Le second est encore plus ancien, il remonte au XVIIe siècle et appartient à un certain Cheikh Muhmmad U-Ihya U-Muhrnmad AI-Wawjuti. Il s'intitule en arabe «Nasâ'ih muwajjaha li-l-nisâ'» (Abaàqil, 1896). Belaïd connaissait-il ce genre d'ouvrages? Il est difficile de l'affirmer; plus facile à dire est que les idées véhiculées par cette littérature, dépassant les cercles savants pour déborder sur les milieux laïcs, étaient largement diffusées dans les régions berbérophones. Le fait qu'ils aient été écrits en langue vernaculaire et du même coup sujets à être chantés, psalmodiés, ou simplement lus, les a fait pénétrer dans les coins les plus reculés de cette société semi orale, Ce qui est certain c'est que Belaïd a baigné dans ce milieu, où ce genre de littérature occupait tout l'horizon idéologico-religieux. Voyons maintenant le manuscrit d'Abaàqil. Que dit-il sur la femme sinon ceci:

« La femme est une làwart qui mérite

D'être soit chez elle, soit dans la tombe» (vers 63-64).

Comme dans l'ouvrage magistral d'Abû Hâmid AI-Ghazali (mort en 5û5Hlll1l), lhyâ' àulûm ad-din (1983), ces deux vers mettent en parallèle la femme et làwart (en arabe al-àawrat). Ce terme appartient au droit musul­man et signifie avant tout la partie intime du corps que ce droit impose de voiler, c'est-à-dire «tout ce que la pudeur ne permet ni de voir ni de faire voir». Dans ces deux vers, Abaàqil rappelle et résume d'une façon admirable deux hadiths, qu'on retrouve bel et bien dans Al-Ghazali (1983, II: 57-58) 22. Le premier dit:

«La femme a dix àawrâl, si elle se marie, son conjoint lui en cache une et si elle meurt, la tombe lui cache toutes les dix. »

 

 

 

 

 

 

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20. D'autres ont voulu remonter encore plus loin et jusqu'au kharéjisme. Parlant de la littérature écrite des Kharéjites, H. Basset ( 920: 66) écrit: «II paraît plus naturel de voir dans la composition de ces livres religieux en berbère une œuvre de prosélytisme, née du désir de propager plus facilement la connaissance des dogmes - étude toujours poussée plus loin chez les hérétiques que chez les ortho­doxes - dans une population que sa cohésion avait toujours tenue à l'écart de l'infiltration linguistique arabe. La composition de ces 'aqaïd ['aq,j'id] dans la langue nationale d'inspiration est tout à fait ana­logue à la tradition qu'Ibn Toumert fit plus tard de ses traités, à l'usage des Berbères de l'Atlas.»

21. La jurisprudence (NDRL).

22. La partie sur le mariage a été traduite en anglais par Madelain Farah (1984).

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Et le second hadith:

 «Le plus près qu'une femme puisse être de Dieu, c'est quand elle est chez elle. Si elle prie près de sa maison, c'est mieux qu'à la mosquée; et si elle prie chez elle, c'est mieux que tout près de sa maison; mais si elle prie dans sa chambre, c'est encore mieux que dans sa maison. »

Que dit encore Abaàqil de la femme?

« Si elle a la nostalgie [des siens] et veut sortir

Qu'elle laisse ses beaux habits et mette quelque chose de laid

Qu'elle baisse les yeux et rase les murs comme un voleur

Et, autant qu'elle le pourra, qu'elle évite d'être vue

[même par un oiseau.

Le chemin où il n'y a pas d'hommes, qu'elle l'emprunte;

Et que le voisin n'entende point sa voix.

Les pures parmi les femmes en font plus que cela.» (Vers 77-83.)

 

On lit, dans un passage où Al-Ghazali résume les devoirs de la femme, ce qui suit:

«Si elle sort avec la permission de son mari, elle doit se couvrir avec des habits négli­geables. Elle doit emprunter le chemin le moins fréquenté plutôt que les grandes avenues ou les places publiques. Il faut aussi qu'elle soit prudente pour qu'aucun étranger n'entende sa voix afin qu'elle ne soit pas reconnue.» (1983, vol. 2: 59.)

Ainsi, pour Abaàqil comme pour Al-Ghazali, la femme doit faire son possible pour éviter d'attirer l'attention d'autrui. Sous aucun prétexte, elle ne doit manifester son existence à quiconque d'autre que son mari.

Le texte de Belaïd sur la femme n'est pas aussi sévère envers la femme que celui d'Abaàqil ou de son maître spirituel, mais il nous met quand même en garde contre un certain type d'épouse:

« Malheur à celui qui est lié à une femme

Habituée à la rue et n'aimant pas son foyer !

Chaque semaine, sans faute, on la voit au tribunal.» (Vers 55-57.)

Ici Belaïd est plutôt concerné par les répercussions du comportement de la mauvaise épouse sur le mari et ses proches. Encore une fois, c'est par rapport au code de l'honneur qu'il mesure les conséquences sociales de deux types de comportement de femmes: celle qui ne tient pas compte des cou­tumes établies (vers 39-43) et celle qui prend soin de sa pudeur (vers 44-48). Au sujet de la première, il affirme que «Son père et ses frères fuient les assemblées» alors que, à propos de la seconde, il nous assure:

« Tout homme de sa famille, en sortant garde la tête haute!

Et lorsqu'il rentre dans sa maison, personne ne le désigne du doigt!» (Vers 47-48.)

 

 

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Aux textes d'édification des grands savants transmis après adaptation par les petits faqih du Souss comme Abaàqil, Belaïd ajoute une nouvelle dimension sociale, làa'dha (la coutume). À comparer le texte «Layalat » avec celui d'Abaàqil, on voit bien qu'il se situe dans son prolongement tout en élaborant certains de ses aspects. Pour le chanteur, la coutume et les limites imposées par Allah ont la même fonction: toutes protègent l'honneur masculin. En fait, dans la loi islamique, à côté des droits de Dieu (h'uqûq allah), il y a les droits des humains (h'uqûq al-àibâd).

Mais le faqih soussi dont Abaàqil est le prototype n'est pas toujours l'intermédiaire entre un savant comme Al-Ghazali et les rrays. En fait, le texte de Belaïd a aussi un lien direct avec Ihyâ' àulûm ad-dîn. Dans la seconde partie du chapitre consacré au mariage et intitulé «Droits du mari sur la femme », Al-Ghazali rapporte la tradition suivante:

«Le Prophète a dit: Si la femme prie cinq fois par jour, fait le carême au mois de Ramadan, protège son vagin et obéit à son mari, elle rentrera au paradis du Seigneur.» (Al-Ghazali, 1983, vol. 2: 57.)

Or que lisons-nous, dans le poème-réquisitoire du rrays Belaïd ci-dessus, sinon ceci?

«Les femmes qui prient, qui jeûnent, qui sont le réconfort de leur mari,

Iront rejoindre celles que notre Seigneur a citées dans les Livres:

Notre Dame Fatima, notre Dame Aïcha et notre Mère Khadija,

Déjà entrées au paradis, et qui jouissent du pardon de Dieu

[pour leurs péchés.» (Vers 34-37.)

Deux remarques s'imposent ici. La première concerne une certaine omission. La seconde touche à l'élaboration de certains aspects de l'idée véhiculée par ledit hadith. Mais, tout d'abord, il faut dire que la vision géné­rale de celui-ci, telle qu'elle a été rapportée par Al-Ghazali, est conservée dans les vers du chanteur tout en prenant soin d'éviter de le présenter comme une tradition prophétique.

L'omission concerne la protection du vagin. Sur ce point, Belaïd ne souffle pas un mot. Faut-il attribuer cette amputation au fait que ce détail est inutile pour le chanteur? Certainement pas, car Belaïd parle des femmes qui font illicitement un bébé (vers 68). Faudrait-il alors mettre une telle censure sur le compte de la pudeur soussie? Peut-être. Pourtant, on dit bien couramment ici comme ailleurs en terre d'Islam que « lh'adit n rbbi ur at-th'shsham » (il n'y a pas de pudeur en religion). En fait, notre rrays ne peut pas se permettre toutes les licences dont se dotent les hommes de religion malgré ses efforts dans cette direction. On a déjà remarqué ses hésitations à prendre le rôle du 'ttalb23 au début de sa chanson. Il ne faut donc pas s'étonner de le voir hésiter à prendre toutes les libertés que peut se permettre le faqih.

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23. Clerc.

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Certes, Belaïd est un rrays qui se respecte et dans la bouche d'un «laïc» comme lui, quel que soit son thème, un tel mot peut prendre d'autres connotations. Ajouter à cela le fait qui ressort constamment chez Belaïd, à savoir que, plus que les fuqaha dans leurs efforts d'adaptation des idées religieuses, il tient compte des us et coutumes de son audience. Et c'est à juste titre qu'on entend souvent dans la bouche de ses admirateurs que Belaïd est le seul chanteur qu'un père de famille peut écouter en présence de sa progéniture.

Le fait qu'il ne présente pas son image de la femme idéale - pourtant essentielle - comme une tradition prophétique lui a donc permis non seule­ment de l'amputer de certains éléments pour éviter de choquer ses auditeurs, mais aussi d'élaborer les conséquences du conseil véhiculé. C'est là la seconde observation importante. Elle consiste à apprécier comment Belaïd illustre par des exemples concrets, en citant les deux épouses de Mohammed et sa fille, l'entrée au paradis de la femme qui suit les préceptes de la religion du Prophète de l'islam. Sur ce point Belaïd, à la manière du petit faqih du Souss, adapte des idées religieuses souvent générales et parfois abstraites à un auditoire habitué à penser à travers des cas concrets rencontrés dans la pratique quotidienne.

Que conclure de cette comparaison entre certains passages de ce magnum opus d'Al-Ghazali, brûlé à Cordoue par les Almoravides, et les poèmes d'édification écrits ou chantés en berbère tashelh'it, sinon que la rencontre entre Ibn Toumert et AI-Ghazali, fictive ou historique (Le Tourneau, 1947), s'est concrétisée dans ces petits traités qui n'ont cessé de pousser sur le sol du Mahdi des Almohades? Le mérite des petits fuqaha de la campagne, comme de ses rrays d'ailleurs, réside dans cet effort continu d'acclimater le religieux au terrain social du Sud marocain. À lire leurs textes, on a l'impres­sion que l'islam est né dans les vallées de l'Atlas.

Cette adaptation du fiqh orthodoxe, sinon ultra-orthodoxe, au contexte local peut être saisie en comparant un texte ethnographique recueilli dans le Souss marocain avec celui d'Al-Wawjuti. Celui-ci écrit:

« Pour les femmes, Dieu a mis les bonnes actions dans la cuisine (imi n yinkan), la laine (tadu'tt} et le fuseau (l'zdi) ainsi que dans le moulin à grain (azerg) et le couscoussier (agdur d tsksut}. Et si elles donnent à manger aux poules et au chat et à boire au bétail (lbhaym}, Dieu leur pardonnera tous les péchés» (vers 87-92). (Lakhsassi 1998: 43.)

Lisons maintenant la traduction d'un texte en prose recueilli dans la région de Tiznit en 1930:

«La femme, quant à elle, s'occupe des repas (tiram} et de la lessive et tient la maison propre. Elle nettoie et moud les céréales (ar-t'zzad), apporte de l'herbe aux animaux (lbhaym] et trait les vaches (ar-t'zzg). C'est elle qui conduit les bêtes au berger et les ramène le soir. Elle s'occupe de la laine (ar-tllm ta'dhu'tt] et de l'eau pour la maison.» (Roux, 1936: 30-1.)

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Mais d'où vient cet effort continu de prédication qui précède toute réforme politique et dont le Mahdi des Almohades représente le prototype par excellence?

«Quiconque parmi vous voit quelque chose de répréhensible doit le changer avec sa main; s'il n'est point capable de le faire ainsi, qu'il le fasse par sa langue; si cela encore lui est impossible, qu'il le fasse avec le cœur: c'est le minimum de la religion» (S'ah'îh Muslim, J, 136; Abû Dâwûd, J, 113, cités par Goldziher, 1903: 86.)

Cette tradition prophétique, al-amr bi-l-maàrûf wa an-nahy àan al­-munkar, a trouvé des adhérents parmi les musulmans de tous bords, des pre­miers Muàtazilites jusqu'aux islamistes actuels, en passant par Ibn Toumert. On ne peut nullement exagérer son importance dans l'histoire de l'islam 24. Certains estiment que ce hadith concerne chaque musulman consciencieux, dont le devoir serait d'intervenir à tous les niveaux, «dès qu'il se trouve en présence de quelque chose qui est contraire à la loi religieuse». D'autres pensent que les trois parties composant cette tradition reviennent à trois caté­gories de personnes différentes: les autorités légitimes, les oulémas et les gens du commun. Seul celui qui dispose légalement du pouvoir de coercition peut employer «sa main» pour combattre et éloigner le mal. Aux hommes religieux revient le devoir d'utiliser leur langue et bien évidemment leur plume comme arme de combat. Ils doivent prêcher, crier au scandale et arrê­ter le mal coûte que coûte. Quant aux autres membres de la société, ils ne peuvent le faire qu'intérieurement pour ne pas troubler l'ordre public. À Dieu ils doivent demander de mettre fin aux mauvaises mœurs et prier pour que les auteurs du mal soient punis ou du moins maudits.

Belaïd en composant son poème sur les femmes adhère d'emblée à ce fameux hadith. Clairement, selon la dernière interprétation ici présentée, le poète se classe lui-même dans la seconde catégorie, celle des oulémas. À la place de la plume du clerc, il y a sa voix et sa mélodie 25.

Pour mieux saisir la place capitale qu'occupe cette tradition prophé­tique, li faut encore une fois remonter à Al-Ghazali. D'après ce dernier, le dit hadith est à la base de la mission du prophétisme elle-même et de l'ordre moral sur terre. Malgré sa douceur et son indulgence relative, écrit Ignaos Goldziher, c'est quand même lui, surnommé h'ujjat al-islâm, qui «enseigne que le vrai croyant qui soupçonne dans une maison la présence d'instruments de musique, de pièces de vin ou d'autres choses interdites par la loi, doit

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24. De nos jours encore, il fait partie des hadiths que les écoliers musulmans apprennent sur les bancs de l'école. En Arabie saoudite un comité chargé de veiller sur la moralité des musulmans même non saoudiens et dont l'autorité n'est pas moindre porte le nom de ce hadith.

25. Sous ce nouvel éclairage, on comprend mieux les hésitations de Belaïd déjà mentionnées (vers 8 et 82). En demandant des excuses à son audience pour vouloir dénoncer les mauvaises mœurs. il hésite à utiliser les moyens de la seconde catégorie du fait qu'il est conscient d'appartenir par son statut social à la dernière.

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y pénétrer et briser ces objets scandaleux» (Goldziher, 1903, Introduction: 86-88). N'est-ce pas ce qu'a fait Ibn Toumert avant même de prendre les armes contre les Almoravides? Plus significatif encore pour le thème qui préoccupe Belaïd, et du coup nous-même, est peut-être l'incident qui arriva au Mahdi des Almohades avec certaines femmes de la cour almoravide au temps de 'Ali Ben Youssef:

«Un jour, il s'en prit même à la sœur du Sultan et à ses servantes qui marchaient le visage découvert, leur commandant de se voiler, et se mit, avec ses disciples, à frapper les montures de ces femmes, si bien que la sœur du prince tomba.» (Bourouiba, 1974: 46.)

Cela s'était passé à Marrakech, cette même capitale du Haouz, où Belaïd nous envoie pour vérifier ses dires (vers 99). C'est là, dit-il, où certaines femmes

«Se produisent dans la rue, jouant du tambourin et entrant en transe.

Elles se fardent de henné et les cheveux leur tombent jusqu'aux genoux.»

(Vers 101-102.)

Peut-on se demander comment une telle tradition, qui, on le voit, mène tout droit à l'intolérance, a eu un si grand succès en Islam - du moins sunnite? En Afrique du Nord, Ibn Toumert « représente le summum de l'action menée pour corriger les choses mauvaises de ce monde ... C'est la réalisation suprême de la mission de la communauté: Ordonner le bien et interdire le mal» (Goldziher 1903: 99). S'il Y a quelqu'un qui était allé jusqu'au bout de cette tradition prophétique, c'était bel et bien lui, le Mahdi des Almohades. Faut-il le rendre alors responsable de la diffusion extraordinaire - et jusque dans les derniers coins de l'Atlas - de l'enseignement d'Al-Ghazali dans toutes ses dimensions? En effet, Ibn Toumert ne se contentait pas d'agir sur la scène publique et d'y censurer les mœurs. Il faisait souvent usage et de «sa main» et de «sa langue ». Il entreprit d'enseigner aussi à ses compatriotes berbères les rudiments de l'islam dans leur propre langue. Et il a eu du mal à le faire d'après les historiens. Sur ce point, H. Basset écrit:

«Sans doute juge-t-il qu'avec de semblables dispositions pour la langue sacrée, leur instruction religieuse ne ferait que de bien lents progrès si elle se poursuit en arabe. Il traduisit donc en berbère ses deux traités d'el-Mourchida [al-Murshi'dhaj (directrice) et d'el-Taouhid [al-Tawhîd] (Profession de l'unité).» (Basset, 1920: 68.)

Cette pratique pédagogique, on l'a rencontrée dans le cas d'Abaàqil et d'Al-Wawjuti. Avec son ribab bien accordé, Belaïd l'a continuée jusqu'à nous.

La plupart des rrays avaient au moins des rudiments d'instruction reli­gieuse. Belaïd, en plus, avait la réputation d'en avoir beaucoup. On sait qu'il est passé par la zaouïa 26 de Sidi Hmad V-Mussa et qu'il savait lire et

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26. Établissement religieux (NDRL).

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écrire 27. Il notait même certains de ses poèmes, ce qui était rare parmi les chanteurs de sa génération. Plus important peut-être est ce que nous rapporte la tradition orale à ce sujet. Celle-ci veut que le fameux chanteur-compositeur consulte toujours un certain faqih de l'Anti-Atlas pour vérifier la validité de son texte du point de vue juridique.

Faut-il dire qu'avec Belaïd la dichotomie traditionnelle 'ttalb/rrays, religieux/laïc, acquisition/intuition, devient caduque? Peut-être, du moins chez le vieux Belaïd, qui nous annonce:

«La parole du poète ne chemine-t-elle pas au plus près du sens?

Il y faut encore plus réfléchir lorsqu'elle se rapporte à la Loi.» (Vers 62-63.)

En fait, la société traditionnelle a eu depuis toujours besoin des deux per­sonnages: le faqih pour tracer « les limites imposées par Allah» déterminant «les droits de Dieu» et «les droits des humains », le rrays pour divertir, conseiller, informer les gens à l'intérieur de ces mêmes limites tout en les leur rappelant de temps à autre. Le corpus de Belaïd lui-même illustre bien cette diversité de thèmes dont se charge le chanteur populaire. Il concerne tous les domaines du savoir dont son auditoire a besoin: géographie, histoire, esthétique, sagesse et bien entendu la morale 28. Faut-il donc prétendre qu'avec son texte, Belaïd arrive à concilier les deux pôles de cette société semi orale? On ne peut que le croire. Répétons-le, il est d'usage dans ce groupe humain que le rrays, avant d'entamer sa chanson, demande aux tolba la permission de prendre la parole chaque fois qu'ils empiètent sur le domaine religieux. Le fait que Belaïd n'ait pas estimé nécessaire une telle demande est hautement significatif.

Rien de surprenant donc dans le fait que notre poète-chanteur mette sa voix, son ribab et sa poésie à la disposition de l'orthodoxie ou plutôt de l'ultra­-orthodoxie. Avec son texte sur l'honneur de l'homme et de la femme dans les limites établies par la loi, il entend agir dans la lignée d'Ibn Toumert et Al-Ghazali afin de combattre le mal et d'encourager le bien. Dans ce sens, il se situe dans le prolongement direct du faqih, dont il prend clairement, sinon le rôle, du moins le relais auprès d'un certain public.

De par son audience et sa forme musicale, peut-on prétendre que cette littérature religieuse des rrays serait d'une valeur inférieure à celle des savants? La comparaison entre le Ihyâ' d'Al-Ghazali et la traduction­-adaptation des mêmes idées dans le texte d'Abaàqil d'un côté et le poème de

27. Sur ce sujet Philip Schuyler (1979: 23) écrit: «As well as reporting and commenting on current events, the rwais have offered their audiences religious education of a sort. Many, if not most, of rwais 1 dealt with had at least the rudiments of Quranic education, and a number of them have been trained as tolba. »

28. Tous les rrays ont composé des vers sur différents thèmes. Sur ce point Philip Schuyler (ibid.) rapporte: « By mixing music, poetry, and information heard 011 the road with their own experiences and compositions, professional musicians have been able to offer villagers not only a change from a steady diet of local music, but also news and opinions from the world outside their valley. In the days before good roads and radio, the rwais were valued primarily as journalists, historians, and moralists. Some rwais still see themselves in these roles. As one respected musician explained to me ... »

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Belaïd de l'autre démontre que non. Pourtant, H. Basset maintient que ces œuvres d'édification religieuse n'ont rien d'original, aussi bien au niveau de la pensée qu'au niveau de l'expression:

«La poésie religieuse est chez les Berbères la plus faible de toutes; elle se traîne à la suite de nombreux modèles arabes: traduction et adaptation bien plutôt qu'œuvre véritable­ment berbère.» (Basset, 1920: 80.)

Tout d'abord il faut admettre que le texte de Belaïd n'est pas une tra­duction de quelque ouvrage d'édification en arabe, ni même un texte écrit en berbère par que1quefaqih du coin comme c'est souvent le cas. Il faut aussi accepter que le chanteur l'a composé de lui-même - peut-être pas improvisé. Pour ce qui concerne le contenu, on a vu que le texte de Belaïd est très proche des ouvrages savants. S'il n'y a pas d'originalité sur ce point, c'est parce qu'il n'en faut pas justement - et pour cause. En outre, on ne peut tout de même pas prétendre défendre les préceptes d'une religion tout en inventant d'autres idées religieuses.

Le mérite de cette littérature réside justement dans ce que Basset lui­-même a touché du doigt: son adaptation au contexte social berbère. Elle consiste à passer de l'idée générale contenue dans les textes islamiques à son insertion dans le contexte local. Cette localisation passe par des exemples tirés de la vie quotidienne des gens du terroir. Les hadiths sont donc illustrés par des actions d'hommes et de femmes dans leur milieu social. Et c'est ce travail minutieux qui, à la lecture de ces textes, comme on l'a déjà signalé, donne en fin de compte l'impression que le Prophète Muhammed a mené sa vie parmi ces montagnards. Dans ce travail il faut dire que Be1aïd, comme d'ailleurs Abaàqil et Al-Wawjuti, a atteint le but visé. Mais Belaïd a encore plus d'atouts que ces clercs. Il est poète-compositeur, et il est aussi chanteur et musicien.

Grâce à ces autres qualités, il a su faire pénétrer ses chants au cœur de son audience plus que ne l'aurait fait le savant-faqih. La preuve de sa réussite réside notamment dans la popularité de ce même texte, « Làyalat », qui a valu au poète le statut de savant religieux aux yeux de certains Marocains ­lshelh'iyn, Rien de surprenant dans ce succès car, comme l'écrit à juste titre Philip Schuyler, cette poésie religieuse des rrays réussit mieux la tâche d'édi­fication auprès de l'audience à qui elle est destinée que ne l'aurait fait la pré­dication des tolha. Elle apparaît sous forme de divertissement et par conséquent moins menaçante que le prêche de ces derniers (Schuyler, 1979: 24).

Si la question de la rencontre historique entre Ibn Toumert et Al-Ghazali reste ouverte, il n'en demeure pas moins vrai que le hadith cher au maître spirituel, al-amr bi-l-maàrûf, a certes trouvé chez le clerc de l'Atlas des mains et des armes sûres pour l'appliquer. Plus important encore est le fait que ce faqih «chicanier» du Souss a laissé des héritiers - bien que moins chanceux que lui au niveau historico-politique. Et, si le Mahdi almohade a pu combattre le mal par les actes comme le commande cette tradition et

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d'autres, les petits fuqaha du «Souss des Savants» n'ont utilisé que leur calame et quelquefois leur voix pour psalmodier des vers religieux 29. Entre Ibn Toumert et Belaïd, on a vu deux exemples typiques de ces clercs, des relais consciencieux qui montrent que la tradition ne s'est jamais interrompue. Suite à cette pratique inaugurée par Ibn Toumert, Belaïd et d'autres ont ajouté le son de leurs instruments de musique et la mélodie. Et, si les Almoravides ont brûlé le livre du maître en Andalousie, le Mahdi s'en est vengé à juste titre 30. L'ouvrage d'Al-Ghazali est non seulement restitué dans la communauté musulmane, mais diffusé dans les coins les plus reculés parce que véhiculé, traduit en tashelh'it et adapté au contexte berbère. Cela et par le clerc et par le chanteur et jusqu'à nos jours.

À travers la comparaison du texte du poète avec ce genre de manuscrits et d'autres ouvrages savants, on a essayé de montrer que Belaïd continue une tradition de littérature de prédication et d'édification longtemps enracinée dans le pays du Mahdi des Almohades. Le fait que ce genre de travail ait été maintenu et diffusé en langue vernaculaire tashelh'it ne veut nullement dire qu'il a perdu de sa vigueur. Comme le maintient Paulette Galand-Pernet, les textes d'édification religieuse des rrways sont très proches des œuvres savantes 31. Plus, entre leurs mains, comme entre ceux des petits clercs, cette littérature a repris un nouveau souffle. Belaïd comme Abaàqil et Al-Wawjuti avant lui, a su l'adapter à l'époque et au contexte local de son auditoire. On a vu que même sa conception de la connaissance (àilm) ne diffère en rien de celle du faqih orthodoxe. À savoir qu'il n'y a pas de connaissance pour elle ­même, que tout savoir se juge par ses implications pratiques. De ce fait, Belaïd s'inscrit dans la ligne de pensée du savant traditionnel musulman, qui continue à considérer sa tâche principale comme étant la démarcation entre le bien et le mal concrétisés dans ce qui sépare le privé du public. La question féminine dans l'islam traditionnel, comme dans les sociétés musulmanes contemporaines, est souvent la corde vibrante de cette frontière dans l'enjeu de ces mêmes sociétés face à la modernité.

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29. Jusqu'aux années 1960, un faqih d'une certaine confrérie parcourait encore sur sa mule les rues de Tiznit en psalmodiant des poèmes religieux comme «Muhmmad a bu-lanwar ... » et «Argaz ur ittzallan ... ». Aujourd'hui encore, pour prêcher, les prédicateurs de la Zawiyya Nasiriyyah circulent sur· leur mule, de village en village, à travers l'Atlas marocain (témoignage personnel à Unayn en 1985). Mais récemment la grande diffusion du prêche par la cassette a pris la place de l'homme à la mule dans ces mêmes coins du Haut Atlas.

30. Pour la rencontre entre l'auteur de Ih'yâ' et le Mahdi, voir Le Tourneau, 1947: 147-8; Bourouiba, 1974: 19-29.

31. « Transmise par les manuscrits pour être récitée ou cantilée, quand il s'agit de commentaire d'inspiration religieuse et morale, elle [la production versifiée] voyage de bouche à oreille dans le temps et dans l'espace pour des poèmes de littérature religieuse souvent très proches des textes savants et pour des poèmes profanes» (Galand-Pernet, 1972: II).

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ANNEXE 1

TEXTE ORIGINAL BERBÈRE

Làvalat

« 1. À lay li la li lay li la li la li la

Wa bismi-liah addah 'nbdu yan uqçid

Illan h 'tarikh n zzman, ur iga lkdub

Làilm as a Itllçah'n imuslmn wlyya'dh

Làilm as a ttnçalt'n imuslmn wiyya'dh

Hann ur fllagh ikki imi-nu igh a nttnbah

 

7. Làara'dh n tmghart, d làara'dh n urgar.

Kuyan d inna gh ifulki i/in lh'udud

Wanna ur irin nkki ikhf-inu rih' ail nàib

9. lh'nàça rbbi larzaqq-inu gan ghmkad

Ikk( a}: ukhmmas igh a iggar amud

Zund yan waqqa d inna h'tinn iluh'uçmmi'dh

Nkka Lghrb, nkka sherq rbbi yumr ghmkad

Walaynni is tga luqqt ghiklli s nnan lktub

Bnadm igh ishsha lh'ram, imil ur itub

15.lqqand ad àçun lqran ur inni lkdub

Manigh ra ib'dhu d lhh'ram lqqum n ssàt-ad

Ufan-d lbaraka, sul ilih'lqqnà

Ugrn isbbabn wid iran a issagh

Yagr lghushsh. nniyt, ashku iggut lkhidaà

Lh'urma-nnun a ma ih'a 'dhrn ar issflid

21.ls i 'ttflàaqql yan idiyyàn lfaray'dh

Lhun d lmaàsiyyat gh uzal ula diyyi'dh

Ur ishkr wallit ikhlqn kigh-as ijud

l-arzaqq ula ççah 't, ifrh 'i ddunit-ad

Nkki irgam willi zrinin amu sllmgh

Çbern gh lmaàsiyyar d irifl d uçmmi'dh

Ghil a ghwma, shshahawai ka ijlan lqqum-ad

Had irdn d tm; 'in ur sul qqinnt lbab

Salan glrru, d lqqmr; sul ngh assan shshrab

Ig aghwri i ddat-ns, làyad u-billah

                        *

31.1mma lkhabar n tutmin ira ttid bdrh'

Wa tutmin lIif ir'dha rbbi, hann shsherà

Ur irgm lh 'rarat, ula rattnt iàib

Tanna izz'uln, tar'um, taf lkha'tr i urgaz

Ira ttmun d tilli ibdr rbbi gh lkutub

Lalla Fa'tima, d Àisha d Ummana Khadija

Kshemnt akkw ljent ighfr asnt rbbi ddunub

Ahh' a imurig a!

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Àawdat ini ! wa àawdat ini !

llla làib gh khtalli iàçan rbbi d ushaflà

Tluh'làada n tutmin tghwi wi-urga:

(Ur-nn tg anqqira) ur ngadda gh làara'dh

ls ikks luqqr-ns, làiyyad u-billan

Baba-s d aytmasffughn innagh il/a ujmuà

Talli igan 'ttaçil kas mqqar tkkr 'dh azzar

Tg-inn ka lh'nna tfrh'i urgaz

Talli jju ur ibdr yan gh yan ujmuà

Wanna igan làar-ns izàm, mqqar iffugh

48-49. Igh ikshim, walu mas rail ittnàat u'dhad

Wa 'ttalb ittaran nnikah is il/a gh shsherà

Manigh kullu gaddan immrwasn d ljihaz

llla kra laluf n rryal ays igan atig

53-54. llla kra ullah amki iswi tlt ujuh

Ahh' a imurig a!


55. Tagat ka yutn yan mu tlla gh umggr'dh

56-57. Talli imyarn tasukt, ur attiri zziwaj

Wa kra igan imalas, labudd n dar shsherà

Lh'urma-nnun a ma ih'a 'dhrn ar issflid

60-61. ls urd awal n shshiàr lmàna af izzuga;

62-63. Is ur d awal n shshiàr lmàna af izzugaz

64. Sul ar gis ttna'dharn igh iddullafshsherà

Lbà'dh n irgazn gigngh ar issiwid

Wanna nit issenn tutmin is-asnt iàib

Igiwr n irgazn, ur-as akkw inni : "iwrri-d"!

Ilin gisnt ar Ituqàa yat, taru ur ttub

Nghas akkw sàllamn lu'tar ngh rribab

'Dhmàun gis idukan d rzz'a d uqshshab

Lmàisht, innad trur, ur-as nàjjib

Maghnn sul ifl yan ighwin lqqràa n shshrab

73.lsu-1t nua d tmghart ula arraw ih'a'dhr-d

74. Skrn, ar ttàerbadn, ffghn lmadahib

75-76. Ar ittgalla amr s lhh'ram, aras ttwajab

Gan kullu ghayann, hann ur igi lkdub

A tutmin llif ir'dha rbbi hann shsherà

79-80. Ur irgm lh'rarat ula rattnt iàib

Lh'urma-nnun a ma ih'a'dhrn ar issflid

Nkki ikhf-inu kadd nttz'i lIigh ur ntub

Wanna imil yugrn yan is-at ittnbbah

Ar-as immallkhuf gh rbbi ad ur idnb

Igha ur ittnsah'yan yan, nluh'lkutub

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Wa illa làib h 'khtilti iàçan rbbi d ushafià

Tffugh-d al' ttn' dham gr laluf n urga;

Wanna yas immaln ttawh'id ngh Ifaray'dh

Tnna-ys: "nkki ur-asn ssinh ", mqqar attn ttmnad

Ighas immal urarn, tasi-tn d ulggud

Trz'amt littihal a khtilli issanin shshrab

Ta 'dhu'tt d us'tta ur attmun d girru d shshrab

Thllam nit imil a ishlh 'iyn gh làara 'dh

Lligh-t-ad ur gwrint qillat n làara'dh

Talli ighwin ttaman n lh'shmat d làara'dha

96-97. Skrnt tigwumma d rrya'dn ula ddahab

Tàish sul ammas n Ihh 'l'am, ur-as nàjjib

Wanna iran a ih'qqaq lekhwbar iddu s Lh'uz

Arakkw gis ttmuddunt timizar s tiyya'dh

Skrnt lgur; asint allun al' ttjdab

Tghwm lh'nna, tsalu sul i wazzar ar afud

103. Is urinni nnabi: "lànat ullan

104. Tawtmt ittaln ççawt-Ils mqqara ttàbad" Ahh'a imurig a!

Ahh'a imurig a !»

 

ANNEXE 2

ESQUISSE BIOGRAPHIQUE DE LHADJ BELAÏD

La présente biographie est basée sur des interviews et quelques documents écrits. Mes informateurs ont tous connu, admiré et fréquenté Belaïd. Lhadj Mussa Ben Tayfur (mort centenaire en février 1990) - en tant qu'amghar (chef tribal) puis cheikh de sa tribu - invitait souvent Lhadj Belaïd à chanter chez lui; Sidi Muhmmad U-Bubakr (mort dans les années 1980) faisait partie de la dernière troupe de Belaïd et avait voyagé avec lui à Marrakech et à Paris; Lhadj Muhmmad U-Laàwayna et Lhadj Lhusayn Iguidr étaient tous deux passionnés par l'art de Belaïd depuis leur enfance. Qu'ils soient tous remerciés de leur coopération! Quant aux documents, ils se composent essentiellement de la correspondance de Belaïd, dont le fils du défunt, Rrays Muhmmad, a eu la gentillesse de nous laisser photocopier quelques échan­tillons, Qu'il en soit remercié.

Belaïd est probablement le plus célèbre des musiciens professionnels dont on connaît les œuvres, Il est aussi le plus grand compositeur parmi les Ishelh'iyn. Il a enregistré plus de 60 chansons gravées sur disques 78 tours (dont 13 rééditées en disques microsillons, avant la diffusion des cassettes) en plus d'un certain nombre de poèmes non chantés. Il a été sans doute le premier à être enregistré - vers la fin des années 1920. Il faut croire que Belaïd a d'abord travaillé avec la compagnie Grammophon avant de devenir une des célébrités de Baidaphon, la plus grande société d'enregistrement non européenne qui opère au Moyen-Orient et en Afrique du Nord à l'époque (Racy, 1976,39). Avec cette dernière, il aura d'ailleurs de nombreux conflits d'argent à cause du salaire minimal offert par son représentant au Maroc,

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Théodore Khiyat. En effet, dès 1933, un certain Mohammed EI-Qabbaj lui propose, dans une lettre datée du 12 Shaàban H1352, ses offices de média­tion pour le réconcilier avec ce dernier. Malgré ces différends, Belaïd conti­nuera à travailler avec cette compagnie jusqu'à la fin de sa vie.

Initiateur de la majorité des trouveurs qui le reconnaissent encore comme le Maître d'amarg aqdim, Lhadj Belaïd a passé sa vie, après un voyage au Moyen-Orient, à former des troupes de chanteurs. Après la Seconde Guerre mondiale, il avait déjà eu sous sa direction, sinon plusieurs troupes succes­sives, du moins un certain nombre de chanteurs. Dans une lettre de 1338/l9l9, on s'adresse à lui pour trouver des rrays désirant chanter et danser dans les cafés. On sait aussi que Rrays Budderà faisait partie de sa troupe avant de le quitter pour former son propre groupe musical. Par contre, Rrays Mbark qui faisait partie de son groupe depuis au moins 1927, sinon bien avant, lui resta fidèle jusqu'à la fin. De même que Rrays Larbi Ben Abdallah.

On raconte que Belaïd fut d'abord berger dans son petit village, Anu-n­Àaddu à 12 kilomètres à l'est de Tiznit, dans la plaine du Souss. Ayant un grand talent pour la flûte, il réussit à se faire engager dans une troupe d'acrobates avec laquelle il voyagea à travers le Maroc et peut-être même à l'étranger (des troupes d'acrobates des Uled Sidi Hmad U-Mussa fréquentaient souvent l'Europe au XIXe siècle et même l'Amérique du Nord; Stumme, 1895: 2-4). Durant son engagement dans la troupe de Sidi Muhmmad U-Salh de Tazerwalt, il apprit à jouer du ribab. Cela probablement jusqu'à la fin du XIXè siècle. D'après un document familial, on le retrouve à Tanger en 1908 avant son voyage pour La Mecque. Le 28 octobre 1910, Belaïd, déjà hajj, se rendit au consulat de l'Empire ottoman à Marseille avant de rentrer au Maroc par Tanger.

De 1910 à la date de sa mort, Lhadj Belaïd a passé sa vie en compagnie de sa troupe à visiter les caïds et les notables, grands et petits. Il entretenait alors une correspondance impressionnante pour un chanteur. En 1926, il s'est même fait faire un cachet où on peut lire en lettres arabes: « Lhajj Belàid Ben Mbark Al-Baàqili 1345» [Lhadj Belaid fils de Mbark des Ida Wbaàqil].

Dès 1918, on retrouve des invitations de différents chefs politiques de la région et du reste du Maroc, ainsi que des communautés de Marocains à l'étranger, le sollicitant pour venir chanter chez eux. De partout, les caïds et les notables lui envoyaient des cadeaux, généralement en nature et cela même en période de crise. En 1932, il fut l'invité de Prosper Ricard, dans le jeune conservatoire de musique marocaine à Rabat, où Alexis Chottin a fixé les principales caractéristiques de son corpus musical, ainsi que ceux de Rays Muhmmad Sasbu et Rrays Brahim (Chottin, 1933: 37-53). Ce contact entre Belaïd et le musicologue français était dû à l'instigation de Lhadj Thami Aglawu [El-Glawi], que fréquentait le chanteur depuis 1917. D'après un de mes informateurs, Cheikh Mussa Ben Tayfour, Belaïd a été introduit à Aglawu à Tiznit lors de la première colonne militaire du Souss en présence du caïd Aguntaf [Goundafi]. Depuis cette époque, Belaïd fut souvent invité à Marrakech et à Telwat en plein Haut Atlas.

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En compagnie de sa troupe, Belaïd faisait souvent des tournées au sud de Tiznit, même à travers les régions des Ayt Baàamran, sous protectorat espagnol, ainsi que dans les contrées du Nord et jusqu'à Tassurt [Essaouira] et Marrakech. Mais la plus importante tournée de son groupe, et certainement la dernière, fut celle de Paris. Dès 1935, Belaïd reçoit une invitation des émigrés marocains de Rueil-Malmaison, dans la région parisienne. L'année suivante, il apprend que d'autres troupes moins prestigieuses que la sienne se sont rendues en Algérie pour chanter. À la fin, c'est avec un certain Rrays Hmad Shh'urime, connu sous le nom de Ggu-Aglu, ancien homme de cirque, qu'il signe un contrat de trois mois pour animer des soirées musicales contre une somme forfaitaire chaque fin de mois. En échange, Rrays Hmad s'en­gage à s'occuper de toute l'organisation de la troupe, y compris des frais de voyage de tous ses membres. Belaïd chante à Gennevilliers, Nanterre, dans la région parisienne, mais aussi à Saint-Étienne, Lyon ... C'est durant ce voyage, en 1938, qu'il enregistre à Paris, chez Baidaphon, ses dernières chansons, parmi lesquelles figure notre texte. Celles-ci ont toute la particularité de porter au début le petit slogan publicitaire en arabe suivant: «Baidaphon la célèbre compagnie, l'h'ajj Belaïd, Rrays Mbark et la troupe en présence du professeur Muhammad Abdel- Wahab. » En fait, Baidaphon faisait souvent usage de telles méthodes publicitaires. On sait notamment que le chanteur égyptien - après la mort de Butrus Baydha vers 1931 - devint partenaire de cette compagnie d'enregistrement (Racy 1976: 41).

Par un document familial fait à Tiznit le 5 juin 1940, on apprend que Lhadj Belaïd était exonéré des travaux makhzaniens (du Gouvernement cen­tral) à cause de son âge trop avancé. Quelques années plus tard, probablement vers 1943 et certainement avant 1945, Belaïd, nous disent les vieux de Tiznit qui l'ont connu et admiré de son vivant, est mort après une semaine de maladie.

 

BIBLIOGRAPHIE

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07/06/2009
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